dimanche 29 avril 2012

Kuugaluk (et moi ) : partie 24

6 Août au matin

La nuit porte conseil. Le genre de phrases toutes faites que maman aime bien et qui s'avèrent tout à fait justes bien malgré moi. Je pourrais pinailler sur des détails, puisque je n'ai pas dormi. Alors, est-ce que ça compte ?

J'ai erré dans le village un moment, mais l'image du canoë ne cessait de me revenir, alors j'ai accéléré le pas. J'ai tourné le dos au campement pour ne pas risquer de croiser qui que ce soit. La nuit était d'une pureté absolue, comme je sais que je n'en trouverai pas ailleurs. L'eau clapotait, des oiseaux passaient au loin, les feuilles frissonnaient, et le ciel ne semblait pas finir. Une brise froide me chatouillait le nez, elle sentait la glace les matins d'hiver. A quelques kilomètres à peine, les icebergs se forment, les ours blancs marchent sur la banquise. Des communautés d'hommes se serrent dans des igloos, des enfants dorment contre leurs mères sans jamais rien avoir connu d'autre. C'est complètement fascinant. Moi je pleure parce que j'aime trois hommes à la fois et que j'ai peur de ma vie. Chacun ses soucis, j'imagine. Mais dans cette solitude totale, alors que mon cœur hurlait, j'ai eu envie d'être quelqu'un d'autre. D'être ailleurs, de renaître, de mourir, peut importe, mais de changer pour quelques secondes cette si familière et si écrasante certitude d'être MOI. A deux ans et demi je préférais déjà refuser une glace plutôt que d'affronter le choix impossible de la fraise ou de la vanille. Sans parler du chocolat. 
Est-ce qu'on change jamais vraiment ?
Et puis je me suis assise pour regarder le noir faire table rase du monde entier, recouvrir la grande famille des hommes et de ses créations. J'ai beau n'être qu'une gourde d'une nostalgie pathétique, incapable de jeter les vieux tickets de cinéma ou les plans de métro, je viens de réaliser l'une des choses les plus grandioses de ma vie. Je voulais partir et prendre des photos, ça aussi c'est vrai depuis que j'ai trois ans. Certains jouent leur vie pour une carte de poker, d'autres rêvent de de collectionner les limousines, moi je découpais les images de paysages dans les magasines de voyage en priant pour traverser le papier.
Je devais faire ce voyage, et je devais le faire pour moi. Jusqu'au bout. Jusqu'à cette rive. Jusqu'au point de rupture. Et si je ne peux pas faire autrement, alors il faudra bien que je finisse le voyage avec mon bon vieux moi, que je me prenne par la main pour aller au bout. Si j'ai franchi les kilomètres et remonté les rivières, je peux bien y arriver. Kuugaluk, la vie, c'est du pareil au même : ne pas lutter contre le courant et se laisser porter.
Le jour vient de se lever, et j'ai mal au crâne à force d'imaginer le futur et de réécrire le passé. Rien ne doit plus compter que ce nouveau jour sur le monde ; au loin, de l'autre côté du soleil, il y a le présent.

J'aimerais me promettre de ne plus faire les mêmes erreurs, mais est-ce que j'ai le choix ? Qui sera le prochain Guillaume que j'abandonnerai lâchement, pour un prochain Mathéo, avant de profiter des qualités de cœur incroyables d'un prochain Stephen que je ne remercierai pas ? J'ai marché vers le village sans regarder devant moi, et j'entends qu'un des hommes m'appelle. Je ferme la parenthèse pour le moment.

Plus tard

Mon sac est fait, maintenant que je peux y rajouter ce magnifique ours que Mathéo a laissé pour moi. Sous le socle, il a gravé quelques mots de son écriture fine et serrée : "Merci d'avoir fait tout ce chemin. Que la route du retour te soit belle. M."
Un des hommes du village m'a expliqué que cette sculpture représente la ténacité et la patience devant l'obstacle. Elle dit aussi qu'il faut respecter ses limites, car la beauté est dans le combat et non dans la victoire. Voilà de quoi me convaincre une bonne fois pour toutes de faire ce que je ne veux pas : retrouver Guillaume pour prendre l'hydravion avec lui.
Il doit être quelque part sur la rive d'en face. De toute façon, je n'ai plus assez d'argent pour payer quoi que ce soit. J'aurais préféré rentrer seule, mais s'il y une chose que ce voyage m'a appris, c'est que la fierté a le goût de la solitude. 
La rivière aux feuilles va toujours, sans se soucier de rien. 


7 Août, 05h17, Aéroport de Montréal

Mon dieu, j'ai l'impression d'émerger d'une longue nage sous la surface. Mes oreilles sifflent et mes yeux piquent. Le monde a continué de vivre pendant que je me perdais dans les contrées nordiques, il est bien vivant même, sifflant, hoquetant, poussant des valises dans tous les sens. Guillaume est parti acheter des sandwichs qui lui coûteront sûrement la moitié des prix des billets pour Paris. Je suis assise comme une loque, une jambe de chaque côté de ma valise, toujours dans ma parka rouge qui sent la mousse. Quelques heures à peine me séparent de Kuugaluk, du lever de soleil sur ma vie... Et me voilà plantée comme un sac de courgettes devant le tableau des départs. 

On parle québécois autour de moi, ça me fait sourire au fond de ma léthargie. "T'excite po l'poil din jambes toua, crie un homme moustachu à une petite femme obèse. On va po l'rater, lo, j'm'en va chârcher les tickets asteur !" La femme répond en postillonnant : "Oh c'est bon hin, capote po !"
Je sens que ça va me manquer, ça aussi.
On est au milieu de la nuit et tout vibre autour de moi. C'est à la fois atroce et rassurant de m'imaginer gare St-Lazare en fin de matinée, seule avec mon billet pour Caen, bientôt maman sur le quai de la gare et mon lit d'enfant. 
C'est rigolo, aussi, de retrouver les nouvelles technologies. Guillaume m'a laissé son i-phone et je traine sur Facebook sans me connecter. Mon doigt a dû riper, ou c'est la consonance si proche de mon prénom, mais j'ai demandé à Google Map de me situer Helena. Eh bien, c'est au Montana. Je me demande ce que fait Stephen là-bas. Son père avait besoin de lui pour la nouvelle saison... Est-ce qu'ils élèvent des vaches ensemble, dans une ferme polie par des vents rouges, envahie par des chiens sauvages, alors que la seule femme de la maison étend le linge d'une main et leur verse de la citronnade de l'autre ? Houla, je dérive totalement. Le Montana est à la frontière avec le Canada, rien à voir avec les terres arides du Texas. Mais alors.... C'est à deux pas d'ici. J'imagine qu'en train, ça ne doit pas prendre plus d'une heure. MON DIEU, en plus c'est à quelques kilomètres à peine de Yellow Stone, genre LA réserve naturelle que j'ai toujours rêvé de visiter.
Je ne sais pas pourquoi je pense à ça. Ou plutôt je sais. Mon deuxième rêve après le Canada, c'était Yellow Stone. Prendre un jour au moins UNE photo de ces incroyables chutes d'eau qui dévalent les Rocheuses.
De plus en plus grave. Guillaume va revenir d'un instant à l'autre. Il va revenir, je vais ranger ce journal au plus profond mon sac et je vais mâcher le sandwich, mâcher et encore mâcher.
Ou alors je fais en dix secondes ce que mon cerveau me chuchote en mode subliminal : 1) Rangage d'affaires effréné, 2) Distributeur de billets repéré près des toilettes des filles en arrivant, 3) portes transparentes donnant sur la rue, où le taxi nous a précisément déposés, 4) Taxi, 5) Gare de Montréal, 6)... Pour le 6, on verra.
Je crois que je suis en train de prendre la pire décision de toute ma vie. Je crois qu'il FAUT que je prenne la pire décision de toute ma vie. Et vite, où Guillaume va me voir en train de m'enfuir avec son i-phone flambant neuf.

J'y vais pour les montagnes. Juste prendre en photos les montagnes et revenir. 
D'abord, je n'ai même pas son adresse ni son nom de famille.


* * *

5 commentaires:

  1. AAAAAhhhhhh Trop bien ! Pauvre Guillaume :)
    Très jolie fin, mais il y aura peut-être un 2 ??? stppp

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    1. Je sais pas, ça me ferait rire mais faut aussi savoir s'arrêter et partir vers autre chose !

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    2. Je n'aime pas les fins où le lecteur doit choisir et j'avais peur que ce fût le cas. Enfin, pour une fois Illena a su prendre une décision! Qu'elle suive son cœur plutôt que sa tête me ravit. Vive Stephen!!! C'est évident qu'elle le retrouvera, l'amour la guidera vers sa tanière. Bravo pour ce "road-movie" littéraire. A bientôt pour une autre régalade...

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  2. Luxy (pro-Stephen)30 avril 2012 à 09:51

    J'aime!

    J'ai eu peur que tu nous laisses sur le carreau avec plusieurs fins envisageables, là c'est bon ^^

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    1. Ah mais on ne sait pas, peut-être que Guillaume va surgir avant qu'elle ne parte. Ou alors elle va croiser un autre garçon à Yellow Stone et oublier Stephen... Mais ça, c'est une autre histoire ;)

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