dimanche 25 décembre 2011

Partie 16

12 Juillet


J'ai passé une très mauvaise nuit, réveillée à l'aube par les enfants trop impatients pour se taire. Ici, presque tout le monde parle couramment français, seuls certains ne baragouinent que quelques mots d'anglais. Avec enthousiasme, les petits Inuits m'ont entraînée au coeur du village où j'ai retrouvée ma bonne vieille chamane enrubannée dans sa combinaison aux couleurs improbables. Elle m'a d'autant plus fait l'effet d'une magicienne qu'elle se tenait seule face à une table recouverte de viande et la découpait à grands coups de machette. Avec ses petites mains tout ensanglantées et son air de schtroumpf, elle coupait, coupait, le visage renfrogné et sévère.


J'ai passé la matinée à suivre les enfants. Ils voulaient tout me montrer : leurs vélos, leurs chiens, comment ils plongeaient dans la rivière, taillaient des os en forme d'animaux, tentaient de pêcher comme leurs parents.
Je les ai trouvés, ces visages que j'attendais tant de pouvoir saisir sur la pellicule. Ces Inuits sont magnifiques, à la fois images d'une tradition ancestrale et mains tendues vers la modernité.








Tout le monde ici connait Mathéo. Il semble avoir marqué chacun des habitants à sa manière. Quand ils prononcent son nom, je sens l'air quitter mes poumons et me laisser sans souffle. Je sais que c'est son absence, et tous ces mois de fantasme, de nostalgie, de souvenirs revisités qui ont crée tout ça ; cette émotion qui me prend à la gorge et m'envahit comme une vague... Il est peut-être inventé de toutes pièces, mon petit tsunami, mais comment pourrais-je seulement faire autrement ?
Je n'ai pas demandé à naître pintade au coeur d'artichaut, c'est juste comme ça que je suis. Je me prendrai sans doute en pleine tronche la réalité bien cruelle, un jour ou l'autre, au détour de la rivière. En tout cas, pas aujourd'hui.
La viande (de phoque je le crains) avec ce miel chaud.... Hmm, c'était tout simplement grandiose. 
On m'a proposé de rester quelques jours, en attendant le retour de Phill, l'homme du village qui possède un petit bateau de tourisme. Il est parti depuis une semaine promener de riches américains d'un coin de Kuugaluuk à un autre, mais il ne devrait plus tarder.
J'ai pensé à Fanny, qui semi-comatise dans son petit appart parisien, à ma mère qu'on ne doit plus pouvoir tenir, à Guillaume qui veut tant que je lui "revienne vite", et à Mathéo, quelque part, occupé à ne pas m'attendre. J'ai dit oui.
On m'a installée confortablement dans un coin d'une des maisons. Ici, les gens se retrouvent le soir chez l'un ou chez l'autre, préparent la viande assis par terre puis échangent jusque tard dans la nuit. J'ai fait une rencontre que je n'oublierai pas, je crois. Kaskae, qui signifie "Chef". On peut le voir sur cette photo que j'ai prise cet après-midi.

Il se tient fier sur son bateau, mais si modeste à la fois. J'ai passé toute la soirée à parler avec lui de l'avenir de leur peuple. Il s'inquiète de l'avancée du mobilier et des gadgets modernes dans leurs terres, mais il sait qu'il y aura des avantages à se faire reconnaître administrativement par le Québec. Il m'a expliqué que des Inuits siègent depuis une trentaine d'années dans leurs propres institutions, et peuvent ainsi défendre leur culture. C'est un homme conscient des dangers du futur, qui déplore chaque départ des enfants du village vers les grandes villes canadiennes, et qui sait aussi qu'il faudra faire avec. 
En attendant le retour du bateau qui pourra me conduire vers ma prochaine destination, je profite des paysages somptueux et de l'air frais (tout juste dix degrés dans la journée). Kaskae m'a emmenée faire un tour sur les hauteurs pour mieux voir le village et la rivière. C'était d'une beauté à couper le souffle, et, pour une fois, ce n'était pas la faute de Mathéo. Je respire un grand coup et je me pose.


* * *

vendredi 11 novembre 2011

Partie 15

11 juillet

Me voilà donc all by myself. Parfois c'est absolument terrifiant, parfois j'oublie même que Stephen a été là. Je me demande si ce n'était pas qu'une apparition, la résurrection en muscles et en chemise d'un malheureux bûcheron qui aurait dérapé sur une mousse sournoise, serait retombé sur le cou puis aurait disparu dans les tourbillons de la rivière aux feuilles, rongé peut-être par des castors.
Les premières heures, j'ai marché, après avoir quitté difficilement les gentils pêcheurs québécois qui s'inquiétaient de me voir partir seule, qui se demandaient où était mon "chum", pourquoi je faisait cette tête, et que je ferais mieux d'"attacher ma tuque avec de la broche" (qu'en gros j'allais en baver).
J'ai marché en suivant de loin la rivière, ma gentille alliée qui me guide en glougloutant, me laisse l'approcher pour remplir ma gourde, offre des paysages parfois inquiétants, souvent magnifiques.
C'est un miracle que mon appareil fonctionne encore, mais il est toujours là, et j'ai pris plus de photos en quelques heures que depuis le début du voyage.



Après midi (et une boîte de cassoulet froid... Je vous passe la description), j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai appelé Fanny. Autant dire que, déjà, les coups de téléphone Québec-France ça raque vachement, mais là je crois que ton mon forfait pour un an y est passé. "MON DIEU, ELINA ! MAIS, qu'est-ce que tu as fait, PUTAIN, mais tu m'a TUEE, j'ai cru que j'allais faire une crise cardiaque !! Non, MAIS, c'est QUI en plus ce mec ?? D'où il sort le Stéphane, ou Steven, là ? Il m'a dit que vous avez failli MOURIR ! T'imagines ce que tu m'as fait ? Et ta mère ? (quoi ma mère ?.....Non, ne me dis pas que tu l'as prévenue....) NON MAIS, tu vas m'expliquer, oui ? Je suis en panique, tu peux pas imaginer, j'ai pas dormi de la nuit, je peux même pas manger, j'ai cru que t'étais dans le COMA !"
Et ainsi de suite pendant dix bonnes minutes. J'ai laissé couler. C'est comme Kuugaluk, rien ne l'empêchera de se déverser à gros flots jusqu'à la baie d'Ungava. Il faut juste attendre que ça passe. Quand elle est arrivé au bout de son souffle, j'ai enfin pu caser quelques mots.
"Fanny, je vais bien. D'accord ? Stephen, c'est un gars que j'ai rencontré et qui m'a aidée. J'ai dû quitter Montréal assez vite... Matthéo est plus loin que je le pensais. Mais ça va. Je le cherche encore quelques jours et si je le retrouve pas, je te promets que je rentre."
Où est le mensonge dans cette phrase ? Ou les mensonges ?
J'ai fini par raccrocher l'oreille en feu, et à reprendre ma route. Bon, rien de catastrophique : ma mère doit être en train de crier sur les toits que je suis une cinglée doublée d'une trainée qui s'est entichée d'un inconnu et l'a suivi dans une contrée sauvage bourrée Eskimos, et qui a failli terminer sa vie au bout du monde et sans sa mère (qui s'est saignée aux quatre veines toutes ces années pour la voir réussir, si c'est pas malheureux).
C'est une pensée assez atroce, mais je crois qu'une part d'elle prendrait son pied si j'y passais vraiment. Elle pourrait jouer la plus grande tragédie de sa vie. Bref.
J'étais un peu perdue dans mes pensées quand j'ai croisé Jean-Paul et son énorme poisson. Heureusement, quand j'y repense. Il m'a donné un peu de forces pour continuer.
Je m'étais approchée du bord pour respirer un peu et regarder la carte, quand il m'a lancé :
"Hello là-bas !"
 Forcément j'ai sursauté comme une andouille.
"Oh ! J'vous ai fait peûûr ? ... Z'avez ben l'air tanné, avez-vous d'la misêêr ?"
Je me suis approchée, consciente d'avoir effectivement l'air complètement paumée.
"Avez-vous l'air mal pris ! V'nez vous d'ici ou d'ailleûûr' ?"
"Euh... En fait, je suis française. Je visite la région."
Il a eu l'air étonné, puis il a éclaté d'un grand rire.
"Ah ben ! Toute seule com' ço, avez-vous ben peur ni de Dzieu ni du dziable ! Itsi c'est Saint Creux des Egarés ! Pi la nuit va tomber et y f'ra noîîr com' din l'cul d'un ourrrs.... Vous pourriez avoir des bibittes !"
Là, j'ai tiqué. Des quoi ? C'est bizarre, j'ai pensé à Stephen un quart de seconde et je me suis mise à rougir. L'inconscient fait de drôles de raccourcis parfois. Il a repris :
"Des "problèmes" on dit chez vous ?"
"Ah ! Oui ! Non, non... Je vais sûrement louer une voiture."
"Ben oui, fââr' du pouce par itsi c'est po conseillé, faut avoîîr l'coeur din l'ventre ! Pi vous m'avez l'ââr' ben à boutte...Prenez une bûche lo, v'nez dans l'bateau. Faîtes ben att'zion par contre, prenez po une fouille."
Jean-Paul m'a gentiment accueillie dans sa petite embarcation bourrée à ras bord de fil, de seaux et de poissons frétillants. Il m'a raconté avec plaisir toutes ses petites aventures sur la rivière Kuugaluk, m'a offert une "petite chotte de ponce", à savoir un petit coup d'un alcool mélangé à du miel et de l'eau. Puis il m'a montré avec fierté l'immense poisson qu'il avait atrappé un peu plus tôt et je l'ai photographié, avec son magnifique manteau imitation algues :


Il m'a demandé ce que je faisais dans le coin, et, sans entrer dans les détails (j'ai compris la leçon), je lui ai expliqué que je cherchais à rejoindre le village Cree le plus proche.
"Ah vrââment ? J'peux-tu t'y conduire si tsu veux, c'est po ben loin maint'nin, y'a po trois miles. Toute seule, pas sûr pantoute que tu y'arriv'ras, t'es lo qu'tu fais po cent livres toute mouillée et qu't'as belle alluûûr', pi qu'y fait déjà frette et y pourrait ben qu'il pleuve à boire deboutte bientôt..."
En gros, sans lui j'étais bien dans la mouise. Sans plus négocier, Jean-Paul a poussé son bateau au milieu de la rivière et nous sommes partis. C'est vrai que la nuit est vite tombée. J'étais bien contente de ne pas être seule, d'être de nouveau sur l'eau, même si le bavassement continuel de Jean-Paul me faisait un peu regretter le silence méditatif de Stephen. Au fur et à mesure que les coups de rames du pêcheur nous approchait un peu plus du village, je commençais aussi à angoisser pas mal. Qu'est-ce que j'allais leur dire ? Et si Matthéo était là ?
Rien que d'y penser, j'avais une pierre dans le ventre. C'est complètement dingue de faire ce que je fais, et pour un homme, ça doit être affreusement flippant. Il me prendra pour une tarée, c'est sûr. Mais est-ce que je peux me permettre de faire demi-tour si près du but ?
Nous sommes finalement arrivés à la nuit tombée et j'ai cru que mon coeur allait vraiment lâcher quand j'ai mis pied à terre. Jean-Paul s'est lui aussi inquiété pendant un temps infini de mon avenir, et j'ai eu bien du mal à le rassurer étant donné la panique dans laquelle je me noyais peu à peu.
Quand son bateau a disparu dans l'obscurité, j'ai bien compris qu'on y était : moi, ma lampe de poche, et les Inuits du Nunavuk.
J'ai expiré un grand coup dans la fraîcheur de la nuit. Mon dieu, ces quelques pas dans la forêt vers les lumières des maisons, c'était comme marcher au bord d'un toit.
Dès que j'ai vu des mouvements humains, j'ai ralenti pour observer. Je m'attendais un peu à des bonhommes étranges en costumes traditionnels, ou en manteaux de phoques (alors qu'on est en été, c'est bien étriqué de ma part). Voir des enfants montés sur des vélos, en k-way occidentaux, ça m'a quand même fait bizarre. Et puis j'ai aperçu une vieille dame dans une robe particulièrement bigarrée, et je me suis lancée.
Quand elle m'a aperçue, son visage de vieille pomme cuite s'est éclairé de surprise. J'avais la main qui tremble quand j'ai sorti la petite photo de Mathéo, vieille de cinq ans, et que je lui ai tendu.
"Euh... Bonsoir... Excusez-moi de vous déranger... Vous parlez français ?"
Elle m'a regardée avec circonspection. Les enfants avaient laissé leurs vélos et s'amassaient autour de nous. Elle a eu un geste vers l'un d'eux comme pour lui dire de ne pas approcher. Sur le moment, je me suis sentie tellement mal venue, tellement étrangère, que j'ai eu envie de fuir en courant.
Finalement, après une longue minute, scrutée de toute part par des petits regards noirs, le vieille femme a fini par hocher la tête, puis elle a tendu la main et j'ai sursauté quand elle a saisi la photo.
"Mathéo" a-t-elle dit.
Là, je jure que mon cœur s'est arrêté. Je peux le dire maintenant, la mort imminente, je connais.
Un autre moment est passé dans le silence, cette vieille Inuit creusée de rides tenant la photo à la main, les enfants bouche ouverte me dévorant des yeux, moi tétanisée et la tête vide.
"Mathéo, l'homme blanc, l'ami des enfants, a t-elle dit ensuite. Oui, il est venu. Il y a longtemps."
Elle parlait avec un accent étrange, et une voix caverneuse. C'était étrange dans un si petit corps.
"Il est reparti. Nous ne l'oublierons jamais."
Puis elle m'a redonné la photo, m'a regardé droit dans les yeux, et a dit :
"Les amis de Mathéo sont nos amis. Tu dormiras chez nous cette nuit, sois la bienvenue."
Je jure que ce moment restera gravé dans ma tête, dans mon corps. La nuit était fraîche et étoilée, lourde de l'odeur de la mousse et des épines de pin, cette vieille femme venait de prendre dans ma tête l'apparence d'une shaman infiniment respectée, au fin fond d'un monde inconnu et fascinant.
Il est plus de trois heures du matin à ma montre et je suis couchée sur une pile de nattes dans une des cabanes en bois du village. Des enfants dorment en grappe un peu partout. Je suis épuisée et complètement décalée. Peut-être que j'ai passé une de ces fenêtres dont parle Phillip Pullman, sans m'en rendre compte, en posant le pied hors du bateau.
Mathéo... L'ami des enfants... C'est si beau que je préfère fermer ce carnet avant de brouiller l'encre avec mes larmes. A demain, et qui sait ce qui m'attend...

* * *

dimanche 23 octobre 2011

Partie 14

10 Juillet

Je ne sais par où commencer ce nouveau paragraphe : je suis encore en vie serait un bon début, non ?
Tout compte fait, je ne suis plus tout à fait en un seul morceau serait sûrement plus proche de la vérité.
J'ai hésité à continuer ce journal d'ailleurs, il y a encore dix minutes je pleurais sur mon sac en pliant les quelques affaires ayant survécu à l'accident, enfin sèches, et j'étais décidée à refaire le chemin à l'envers vers Montréal, l'avion, Paris, ma Normandie. J'avais envie que Maman me prenne dans ses bras, quitte à essuyer une averse de reproches, "je te l'avais bien dit", "j'avais encore raison" ; tout plutôt que d'affronter le reste de cette foutue rivière toute seule.
Remontons au moment T. Je ne sais pas si ça se verra sur la photo que j'ai prise, mais après les quelques remous inoffensifs qu'on peut apercevoir, il y avait une chute bien plus corriace, extrêmement brutale et pas du tout prévue. J'ai à peine eu le temps de refermer le bidon sur mon journal et l'appareil photo qu'on était projetés en avant avec une puissance folle par plusieurs centaines de mètres cubes d'eau. Le canoë a été poussé en avant, et la dernière image que j'aie en tête c'est la main de Stephen saisissant la mienne avant que tout ne devienne bleu et blanc, affreusement humide, liquide autour et à l'intérieur. Une forme brune est furtivement apparue devant moi, la main de Stephen a glissé de la mienne et j'ai sombré.
Je sais maintenant que ma tête a heurté un rocher et que je me suis évanouie. Le contenu du canoë ainsi que le canoë ont continué de dériver lentement puis se sont coincés un peu plus loin. C'est le jaune des bidons qui a attiré le regard d'un pêcheur occupé à remonter la rive pour rejoindre son pick-up. C'était plus de deux heures après l'accident. Stephen avait eu le temps de tomber en hypothermie et moi de perdre une bonne dose de sang.
D'après les médecins, s'ils n'étaient pas passé à ce moment-là, nous ne serions plus là. La nuit avait commencé à tomber, et nous aurions perdu plusieurs degrés de plus en quelques minutes, l'obscurité aurait empêché qu'on nous apercoive de la rive.
Le pêcheur habitait dans le coin, un village Blanc où il y avait tout ce qu'il fallait, couvertures chauffantes, bandes de gaze, des hommes aguerris aux premiers gestes de secours. Une chance assez dingue. Stephen avait vraiment joué avec la mort, mais il n'avait pas de blessures extérieures et il s'est remis plus vite que moi. Maintenant qu'il est parti, j'ai des réflexions acides, du style "il venait de m'acheter une super doudoune alors que lui n'avait qu'un anorak rouge sur sa chemise de cow-boy, sa généroité à la con d'ours mal lêché m'a quand même sauvé la vie, et moi je ne lui ai rien donné en retour, à part une bonne infection pulmonaire et plusieurs centaines de dollars de matériel à racheter."
Je me suis réveillée le lendemain matin assez tôt. Stephen était assis dans un fauteuil près de mon lit, emmitouflé dans une couverture chauffante qui lui donnait un air de cosmonaute tombé du ciel. J'ai voulu parler mais ma gorge me faisait un mal de chien. J'ai émis un sifflement pitoyable, il a quand même relevé la tête. Il semblait avoir pris dix ans d'âge, ça rendait ses yeux sombres presques insoutenables.
"Elina, a-t-il dit, avec son petit accent, thank God."
Je ne l'avais jamais imaginé spritiuel et ça m'a un peu retournée sur le coup. A voir ça tête, on aurait pu croire qu'il venait de tuer quelqu'un.
"Je suis vraiment, vraiment désolé. Je connais cette rivière par coeur... Je savais qu'on aurait dû prendre un autre chemin, contourner les rapides, y aller plus doucement... J'ai cru que ça serait facile, je me suis pris pour Superman, c'était complètement stupide... Je suis désolé, vraiment désolé..."
Il avait prononcé "Superman" à l'américaine, comme dans les films québécois et ça m'a fait sourire. C'est bizarre comme on pense à des trucs débiles comme ça, à des détails dans les moments où ça va le plus mal. J'aurais voulu le rassurer, lui dire que c'était rien, qu'il ne pouvait pas savoir, qu'on s'en remettrait. J'étais épuisée et je n'ai rien dit. Ses yeux bruns m'hypnotisaient. Je me rapelle que pendant de longues minutes, on s'est regardés sans rien dire. J'avais besoin de rester comme ça, à entendre son souffle soulever sa poitrine, à sentir son regard sur moi, dur de remords mais par moment doux d'autre chose.
Avec le recul, c'était comme ces instants d'enfance où on est un peu malade, pas assez pour aller voir le médecin, mais suffisamment pour rester au lit, et qu'un de nos parents s'assoit près de nous, pose sa main sur notre front et dit une parole simple mais qui réconforte.
C'était ça. Puis Stephen s'est penché et m'a embrassée. Ça semblait si naturel que je l'ai remercié, et tout son visage s'est assombri.
"Pourquoi merci ? J'ai failli nous tuer tous les deux, y'a rien à remercier."
Je n'ai pas su quoi dire. Il s'est reculé, et j'ai senti que cette distance qui, enfin, venait de céder entre nous, s'était à nouveau installée. J'ai tendu la main vers lui, et il m'a donné mon téléphone.
"Je pense que tu devrais rapeller certaines personnes, a t-il dit en voyant la surprise dans mon regard. J'ai... J'ai dû fouiller dans tes affaires pour savoir qui contacter, je suis désolé. J'ai appelé ton amie, Fanny, c'était le dernier numéro enregistré."
J'ai pensé à tout ce qu'il y avait dans mon sac, mon journal pour commencer, le texto de Guillaume sur mon portable... Avant que j'aie pu répondre, il a repris :
"J'ai trouvé ça".
Il a tiré de sa poche le dernier objet auquel je n'avais pas pensé : le bracelet au nom de Mathéo. Sans qu'il ait besoin de parler, j'ai compris qu'il savait. Il a posé le bracelet dans les plis de la couverture, près de ma main qui tenait le téléphone.
"Je suis vraiment désolé, Elina, pour tout. La rivière Kuugaluk est grande, mais il y a plein de gens bien intentionnés dans le coin. Je suis sûre que tu trouveras quelqu'un pour t'aider. Ce qu'il y avait dans les bidons est encore en bon état : notre tente, tes affaires. Je te laisse tout. Un ami à moi peut venir t'apporter un nouveau canoë si tu le souhaites, l'autre est foutu. Mais comme tu n'es pas très calée, tu ferais sans doute mieux de te trouver une voiture."
Il n'a pas relevé les yeux vers moi. J'aurais voulu, parce que si j'étais incapable de parler, je crois que mon regard aurait pu le retenir. Ou peut-être pas. Peut-être que j'ai inventé ce qui s'est passé dans cette chambre, que j'étais encore sous le choc de l'accident, que mes neurones n'avaient pas repris leur place initiale, qu'en fait c'était un simple baiser d'adieu entre deux personnes qui n'ont plus rien à se dire.
Il a quitté la chambre et j'ai dormi vint-quatre heures. Quand je me suis réveillée ce matin, il y avait une carte de la région sur le lit, le numéro d'une location de canoë, le bidon en plastique jaune où je pouvais apercevoir la toile de la tente.
Et ce mot :

Pas envie de prendre de photo. Je dois me lever et marcher avant que toute ma volonté ne disparaisse de nouveau... Moi, j'espère que je sais ce que je cherche.

* * *

lundi 17 octobre 2011

Partie 13

8 Juillet, vers 15h

J'ai finalement dormi (un peu) après avoir guetté pendant une bonne partie de la nuit la respiration de Stephen dans le duvet d'à côté. Je pouvais voir dépasser le bout de son nez, quelques poils de sa barbe et ses boucles brunes sur son front. Je l'ai regardé et la pensée de Mathéo m'a transpercée jusqu'au coeur, je me suis sentie clouée au sol. C'était si fulgurant qu'un sanglot m'a échappé, j'ai retenu le second pour ne pas réveiller Stephen, mais c'était aussi dur que de s'empêcher de vomir. J'ai serré les dents et j'ai fermé les yeux.
C'est fou comme pleurer fait remonter des sensations, toutes les fois où on a pleuré semblent s'être inscrites dans notre corps, cette sensation de sel dans le nez, de chaleur des larmes sur les joues ; toute la poitrine s'enflamme, les larmes ruissellent, pendant quelques instants on laisse venir, on accepte d'être secoué entièrement par sa tristesse, puis la raison reprend le dessus et on s'essuie les joues en reniflant, "allez, c'est bon, arrête de pleurer, c'est stupide". C'est tellement dur et tellement bon après, de se laisser flotter dans l'espace, les yeux brûlant mais secs, le nez un peu bouché ; les choses sont sorties, elles sont à distance, au moins pour quelques heures.
Je crois que c'était de la douleur de ne pas l'avoir près de moi, mais aussi un peu de honte. Je me suis précipitée sans réfléchir dès que j'ai su où il était, et maintenant où est-ce que ça me mène ? Au milieu d'un pays de landes et de neige, parcouru par le vent de la toundra, dans la tente d'un inconnu. J'ai pleuré parce que ma maison me semble si loin et si difficile à rejoindre que je ne sais plus si je ferais mieux de faire demi-tour ou de continuer. Guillaume et sa vie plan-plan m'ont presque paru attirantes sur le coup.
Puis j'ai fermé les yeux et j'ai dormi jusqu'au matin.
Stephen était réveillé quand je suis sortie de la tente, frigorifiée. Il m'a dit qu'on allait rejoindre le village le plus proche avant de repartir. Je n'ai pas demandé pourquoi et on est partis.


J'ai eu l'impression de débarquer dans une station balnéaire de Normandie et voyant apparaître les petites bicoques en bois des "Leaf River outffiters". Dans la boutique d'équipements, Stephen a sorti une poignée de dollars avant que je puisse réagir, pour m'acheter une parka doublée de laine. J'ai protesté, mais il n'a pas voulu me regarder dans les yeux, s'est contenté de me tendre le sac en soufflant "Just take it". J'avais bien envie de lui balancer une mauvaise réplique pour lui remettre les idées en place, et puis j'ai réalisé que ça ferait franchement ingrate de première. Il fait un peu ça comme un goujat, mais j'imagine qu'il n'a peut-être pas le choix. Pour un homme aussi peu porté sur la parole, il n'y sûrement pas de longs discours dans un cas comme ça. Il m'achète de quoi survivre, point barre.


Les gens là-bas étaient tous étrangement blancs, plus de Cree comme à Chisasibi, et pas mal de touristes un peu vulgaires : "oh regarde chéri comme cette fourrure de caribou est douce, ça ferait bien devant la baignoire, non ?" Je me suis dit que je n'étais pas forcément mieux, que j'avais été finalement bien pleureuse ces derniers jours, et qu'il allait falloir changer ça.
On a rechargé les vivres et on est repartis. Simplement se concentrer sur l'eau, sur le mouvement de l'épaule pour enfoncer la pagaie dans l'eau, c'est le truc le plus relaxant que j'aie connu. Peu à peu, la sensation au creux du ventre s'est calmée, j'ai fixé la nuque de Stephen jusqu'à que rien ne reste dans ma tête que le glissement de l'eau de chaque côté du canoë.
Peu après le déjeuner - un sandwich dans un coin sauvage - on a repris la "route" et on a croisé... un caribou. C'est bête mais j'ai trouvé ça assez fou. Stephen l'a aperçu le premier et m'a doucement tapé sur l'épaule avant de me le montrer du doigt. J'ai retenu une exclamation et je l'ai regardé. Il était simplement occupé à boire, son pelage brun clair se chauffant au soleil, les pattes légèrement pliées. On a ralenti le rythme des pagaies pour s'approcher lentement, mais il nous a quand même entendus. J'ai réussi à prendre une photo avant qu'il ne tourne les sabots, stoïque, et ne disparaisse au coin d'un sapin.

Une demi heure plus tars environ, Stephen a ralenti la pagaie pour me montrer une carte. C'est là qu'il m'a demandé, l'air de rien "bon, tu veux aller où exactement ?" J'ai dû avoir l'air vraiment bête, heureusement, il ne m'a pas regardée plus d'une seconde. "En fait... Je cherche quelqu'un. Un... ami. Il fait une recherche sur une population Inuit mais je sais pas laquelle..."
Il a fait "hmm." Puis il a relancé le canoë, mais au ralenti. Je me suis demandé s'il n'allait pas se retourner pour me demander des détails, et mon coeur a battu la chamade jusqu'à ce qu'il se remette à pagayer normalement. Pour me remettre de mes émotions, j'ai pris quelques photos du ciel, en voilà une :


Et, histoire de me situer (façon de parler, j'y comprends rien) voilà à peu près où on en est :


Le temps étant toujours avec nous, et Stephen ayant repris son rythme de croisière, on a bien avancé, en silence.
A l'heure où j'écris, Stephen pagaye un peu tout seul pour ma laisser me reposer et remplir mon journal. Le vent est derrière nous et la rivière s'agite comme si une main invisible s'amusait à créer des vagues. Nous avançons à une vitesse assez incroyable et Stephen m'a dit qu'on atteindrait un premier village inuit demain matin.
Stephen vient de me dire de m'accrocher, nous allons passer une zone assez mouvementée. Pour qu'il me dise ça, c'est que ça doit être bien coton. Je vais essayer de continuer quand même, parce que nous avons vu une bonne dizaine d'autres caribous il a quelques minutes. Stephen dit que les migrations sont impressionnantes et qu'on en croisera beaucoup d'autres.
Wahou c'est dingue, l'eau entre dans le canoë tellement ça bouge. Franchement, je rigole pas, ça bouge de partout, je vais essayer de m'accrocher... De gros rochers sont apparus soudainement et l'eau nous pousse de partout comme un fétu de paille. Stephen est impressionnant, à lui tout seul il évite les plus gros. Bon, ça devient délicat, là, je vois se profiler une bonne descente à l'horizon. C'est un peu kamikaze, mais allez, je prends une dernière photo.

Bon maintenant, sans rigoler, je me demande si je ferais pas mieux de ranger le journal vite fait avant que le canoë ne se ren

lundi 10 octobre 2011

Partie 12

 7 juillet, vers 9h

Bon alors après cette super soirée bien reposante, je me dis qu'avec le recul j'aurais dû manger plus de chamallows grillés : je vais avoir besoin de sucres.
Stephen m'a annoncé qu'on allait devoir mettre nos affaires les plus indispensables dans de gros pots en plastiques pour les protéger de l'eau. Eh bien oui, mes amis, parce que ça y est, nous sommes arrivés au début du périple : Kuugaluk m'attend au bout du lac Minto, et il va bien falloir la remonter d'une manière ou d'une autre. J'aurais dû y penser avant, il n'y a pas trois milles façons de le faire. Il va falloir trouver le Tom Sawyer qui sommeille en moi, parce que nous allons gentiment pagayer dans un joli canoë vert avec de superbes rames qui font deux fois ma taille (et je n'ai pas grand chose de Kirikou).
Voilà une photo du québécois pure souche venu nous "appoRter not' ptzit canöé, pas ben récin mais ben correct' quand mëme, pas pire, pi vous zotres f'rez ben at'tzion à po trop l'fââre chocker sur les rroch' lo, pi à ben checker d'tin zen tin qu'y a po d'problème de fuite, pi d'po péter sa coche si l'a d'la misââre à virer d'bord, t'façon l'éta-zunien connait ço, devriez po trop capoter, sauf si zêtes badluckés et qu'y a d'la poudrerie sur la route..." Et qui nous a répondu "bienvenu" avec un air bonnaire quand on l'a remercié. (En plus lui, niveau "badluck" il était servi, son "tire" avait crevé.)
Bref, voilà notre embarcation :


Sérieusement, Mathéo, tu ferais mieux d'être dans le premier village qu'on va croiser, parce que je n'ai aucune intention de me lancer dans une carrière de bodybuildiste.
Le truc vraiment triste dans l'histoire, c'est que je vais devoir laisser la plupart de matériel photo au monsieur qui est venu nous déposer le canoë. Stephen m'a dit qu'il en prendrait soin pendant mon absence, et que je n'aurais qu'à repasser les chercher en rentrant. "Rentrer", j'aime ce mot. Cette région est magnifique, vivifiante, incroyablement balayée par les vents, mais si je peux la quitter aussi vite que possible avec mon ancien amour sous le bras, ce sera tout de même mieux. Je me sens un peu comme E.T quand il tripote tous ses fils et ses machins pour fabriquer le radar du siècle : Elina téléphone maison, téléphone maison, maiiison, maiiiiiiiiison !
Dormir sous la tente c'est sympa, ça me rappelle mes jeunes années de camping, mais franchement, les roches du lac Minto, c'est moyen niveau confort. En plus l'eau venait clapoter sans arrêt à nos pieds et ça me donnait l'impression que des hommes marchaient sur les bords du lac.
Je prends une dernière photo et on embarque.
Adieu mon trépied et mon flash gonflable... Stephen m'aide à m'installer et je vais devoir glisser le carnet et le stylo avec le reste dans le pot en plastique. A tout à l'heure si je suis encore vivante.
 Même jour, tard le soir

Ouahou, frayeur de ma vie. Je risque de pas être très claire parce que j'ai encore les idées à l'envers... Cette photo est la dernière que j'ai réussi à prendre avant que ça se passe :
On venait de parcourir une "petite distance" (à savoir tout de même du canoë pendant deux heures et demi sous un vent glacial, et les "welcome rapids"' de la rivière au feuilles (on se demande pourquoi ils portent ce nom, franchement y'a plus accueillant que des remous bien fourbes sur des rochers plein de mousses)) et Stephen avait rapidement installé ma tente en la maintenant avec de gros cailloux puis était parti téléphoner, quand j'ai entendu des cris d'hommes au loin. Portés par le vent, j'ai réussi à comprendre qu'ils nous hurlaient de faire attention en québécois, en anglais, et sûrement même en Cree. Je suis passée de la détente rêveuse à la poussée d'adrénaline bien dosée. Je me suis retournée si vite que j'ai vu noir : une forme brun foncé se déplaçait au loin, à peine quelques mètres, d'un pas plutôt nonchalant. Mais à en croire la vitesse à laquelle elle avançait vers nous, ce n'était pas si nonchalant que ça. J'ai à peine eu le temps de comprendre qu'un ours s'approchait de notre campement doucement mais sûrement que Stephen jetait son téléphone au loin et se lançait vers moi. Sous le choc j'ai failli basculer, mais c'est une montagne de muscles et il m'a retenue comme on ratrapperait une plume. J'ai eu un peu le souffle coupé, et, sincèrement, même en essayant très fort maintenant que tout est fini, je ne me rappelle pas des secondes qui ont suivi. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'après un temps indéterminé, je me suis retrouvée à l'abri d'une petite grotte cachée derrière une rangée de pins, et qu'au loin on tirait des coups de feu. Le bruit du cœur de Stephen contre mon oreille était comme une batterie démesurée. Je sais que je suis restée totalement inerte contre cette poitrine chaude (il est vraiment musclé, ça n'a rien à faire là mais je le note), presque bercée par le bruit de sa respiration. C'est peut-être débile mais je n'ai pas eu peur un instant : j'étais coupée de l'instant, les nerfs à vifs, prête à courir au moindre danger, mais étrangement calme contre lui. On a attendu un bon moment, je ne saurais pas dire combien, puis on a quitté notre refuge à pas prudents. On pouvait entendre les hommes parler fort au loin, derrière les arbres.
J'ai eu comme une boule dans la gorge quand j'ai aperçu la forme inerte étendue sur la lande. Ok, il avait failli nous déchiqueter comme il avait déchiqueté ma tente, mais ce pauvre Balou ne méritait pas pour autant qu'on l’abatte aussi froidement. Les hommes de là-bas doivent voir ça tous les jours ; pas moi. L'ours gisait entre deux rochers, sa bonne bouille brune fixant un point mort.
Je me suis mise à pleurer frénétiquement, ça n'a pas duré plus de quelques secondes, le contre-coup de l'émotion sûrement. Puis les hommes ont soulevé l'ours pour le déposer dans un camion et Stephen a pris une photo pour moi.
Voilà... Nous n'avons plus qu'une tente. Je vous passe les images étranges à la Brodeback Moutain (version hétéro) qui me sont passé par la tête quand j'ai appris ça. L'envie de rire, la tristesse profonde et la peur ont eu un effet brutal sur moi : j'ai demandé à Stephen de monter la seconde tente et je me suis écroulée.
Trois bonnes heures plus tard, quand me suis réveillée, une couverture en laine était posée sur moi et ça sentait bon la viande grillée. Stephen avait préparé le repas.
J'ai voulu lui dire, vraiment, la raison pour laquelle on affrontait les ours ensemble en plein cœur du Nanavuk. Je l'ai regardé par-dessus le feu, manger paisiblement, ses yeux sombres reflétant les flammes, et j'ai eu envie de tout lui avouer. Mais comment lui dire que je suis ici pour un autre homme ? Qu'une fois que je l'aurai trouvé, il n'aura plus qu'à foutre le camp dans ses États-Unis ou bien ailleurs, pour peu qu'il nous laissent seuls à notre bonheur ? C'est bête mais je n'ai rien dit.
La nuit est bien tombée et je respire l'odeur des pins avant de rejoindre la tente. Stephen a proposé de faire des tours de garde avec un fusil, et je dois avouer que ça me rassure. Voilà une photo de lui ; je n'en prendrai pas de plus explicite. Je pense que certains souvenirs doivent rester comme ils sont : gravés dans le cœur et pas sur la pellicule.
Les Welcome Rapids

Notre pauvre ours
Stephen "l'Eta-zunien" sous notre tente rescapée

A demain si je survie à cette nuit...........
* * *

lundi 3 octobre 2011

Partie 11

Toujours le 6 juillet, vers 23h

Je change d'humeur à la minute ici. C'est vrai que ce matin j'aurais bien découpé mon gentil sauveur façon Dexter, mais plus ce soir. J'ai passé un moment d'une rare simplicité, chaud et doux comme une tasse de chocolat. C'était tout ce qu'il me fallait.
Je reprends l'histoire là où je l'avais laissée : dans l'avion miniature qui nous amenait au lac Minto, là où la rivière Kuugaluk prend sa source ; Stephen, le pilote et moi, la carte de Chisasibi sur les genoux. Voir le paysage se verdir, se parer de grandes embardées bleues m'a donné l'impression de retrouver un second souffle. Je suis à plus de 1600 kimomètres de Montréal à présent. MILLE SIX CENT kilomètres.
Si, au gré des vents, je me retrouve à remonter toute la Rivière aux feuilles, j'aurai parcouru deux fois la France.

 Notre avion fait des petites vaguelettes blanches sur la surface de l'eau. Je me demande parfois ce que je viens faire ici et alors mon cœur se serre, ma respiration se bloque, j'ai la tête qui tourne. Parfois, j'oublie tout. Il ne reste que le bleu des lacs et le brun de la terre. C'est un territoire vierge et majestueux, je comprends que les peuples inuits se battent pour y vivre. On y sent souffler comme un vent sauvage, une fièvre des grands espaces, la langue des éléments.
Le vol dure plus de quatre heures, mais je suis sage et mon esprit ne me torture pas trop. Nous arrivons au lac Minto vers 14h, et je suis bouche bée. C'est un paysage magnifique et l'air est frais, un peu piquant. Pendant que Stephen monte les tentes, je mange un des sandwichs qu'il a achetés au supermarché. Nous montons les tentes et nous n'avons alors plus rien à faire que de regarder les nuages bas créer des ombres sur le lac et les sommets des montagnes. Au loin, la neige recouvre les arbres. Stephen et moi n'échangeons que peu de mots. Il a l'air totalement calme, inspiré simplement par le paysage. Avec sa chemise à carreaux et sa barbe hirsute, on dirait vraiment qu'il a toujours vécu là. Je ne lui demande pas où il est né, c'est comme si aucun de nous ne voulait briser le silence.
Quand la nuit commence à tomber, je pars chercher du bois. Je ne rencontre que quelques pêcheurs, des oiseaux. Stephen fait le feu et prépare des brochettes de poivrons et de bœuf.
Et c'est comme si toutes mes hésitations fondaient au contact du feu ; c'est d'abord l'incandescence au-dessus de nous, les nuages deviennent roses, oranges, puis violet. La nuit finit par nous envelopper et les étoiles percent, par centaines.
C'est alors que mon portable sonne. Trois coups secs, un texto. J'avais complètement oublié cet objet moderne, il me semble presque incongru. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine ; je n'ai pas donné de nouvelles depuis mon départ, et si c'était quelque chose de grave, et si c'était maman qui... Guillaume.
Je soupire profondément et Stephen m'observe en silence de l'autre côté du feu de camp.

Je crois que c'est le plus stupide texto que j'aurais pu recevoir dans des conditions pareilles. Pire que sortir un Marc Lévy à la réception du prix Nobel de littérature.
"Rev1 moi vite"... Non mais il se prend pour qui ? Il croit peut-être que je lui appartiens ? Qu'il peut disposer de moi ?
Qu'il aille se faire voir. Ce soir je ne rêve que d'une chose : des chamalows grillés au feu de bois. Et ça tombe bien, c'est exactement ce que Stephen est en train de préparer.
Et, aux dernières "nvelles" ça me va très bien, mon cher Guillaume :)




 * * *

lundi 26 septembre 2011

Partie 10

6 Juillet

Situation très cocasse au beau milieu de mon désespoir : Stephen et moi avons dormi ( Dans une tente donc, MAIS pas la même. Oui je me répète. C'est peut-être que l'idée m'a traversé l'esprit... Je passe là-dessus. J'ai assez à faire avec Mathéo et Guillaume, les autres hommes n'existent pas), juste devant l'unique hôtel de Chisasibi (qui ressemble à ça :)
LE touriste de l'hôtel (on peut l'apercevoir en rouge dans sa petite parka) a bien rigolé en nous voyant émerger avec le soleil, vers 6h du mat.  Mon sauveur américain m'a fait un "bon" café sulfurisé sur son réchaud portatif. Vue la tronche des grands-mères du coin, on peut comprendre la qualité du café (coffee Grand-mââr' nord-québécoiiiss', lo coffee extraordinââr des ptzits dèj t'jours réussis, tabernac' d'calisse !)
Gentille grand-mère et son fils croisés devant l'hôtel



Stephen m'a expliqué qu'on allait prendre la voiture sur une petite distance puis l'avion jusqu'à l'embouchure de la rivière, mais qu'après on n'aurait plus d'autre choix que de changer de moyen de transport. Je n'ai pas demandé de détails (voiture, bateau, chiens de traineau, caribous domestiques ?). C'était un peu pour lui rendre la monnaie de sa pièce : qu'une petite française sortie de nulle part lui demande en pleurant de tout plaquer pour lui montrer le chemin, et ne même pas demander ce qu'elle cherche aussi désespérément...  Il faut avoir une certaine dose de sang-froid.
Je ne doute pas qu'il en ait une sacrée dose.
Quand on a croisé deux ados (et encore je pèse mes mots, ils étaient si petits) portant des bois de caribous plus grands qu'eux, il n'a même pas sourcillé. Il doit être habitué à croiser tout et n'importe quoi dans le coin.
J'ai beau m’exclamer comme une grosse niaise, il ne souffle pas un mot. Ou alors, il jure entre ses dents en anglais quand un caillou se coince dans les semelles de ses bottes, et c'est tout.
 Étrangement, ça me rappelle Mathéo. Il pouvait être passablement silencieux, parfois. Mais la différence, c'est que selon ses humeurs, il partait dans des tirades enflammées un brin anarchistes ; et il savait aussi s'émerveiller des petites choses. A une époque, un rayon de lumière dans mes cheveux suffisait à l'occuper pendant des heures.
Bref. Quittons ces vieux bouts de mémoire ou je risque de fondre encore comme le magnum de Piââr'. Stephen m'a guidée en silence et le regard impassible jusqu'à la sortie de la ville où un 4x4 nous attendait. Je ne sais pas si c'est l'unique coup de fil qu'il a passé tôt ce matin, mais tout était organisé.
Nous avons roulé pendant plus de deux heures sur une route complètement défoncée, et croisé d'autres gamins à peine plus âgés chargés de bois et de peaux. J'étais d'une humeur massacrante. Stephen ne m'a rien fait, et je lui ai déjà montré le plus beau de mon caractère, mais là j'avais juste envie de l'égorger lui et le conducteur,  puis de pleurer roulée en boule sous le siège arrière. Je me suis focalisée sur une carte de Chisasibi que j'ai trouvé dans la boîte à gants. Je repenserai longtemps avec nostalgie à ce bout de Québec coincé entre le far-west américain et la toundra. En espérant que je n'y revienne jamais.
Nous sommes arrivés à Radisson, petite bourgade à une centaine de kilomètres de Chisasibi, un peu après dix heures. Stephen s'est arrêté quelques minutes dans un petit supermarché et j'en ai profité pour me dégourdir les jambes et prendre des photos. Mon âme d'artiste en a pris un coup : Radisson est très moche ; l'image de la dépression. Le conducteur m'a expliqué qu'elle n'existait que pour la centrale hydro-électrique, et que les trois quarts des habitants y travaillaient (les autres sont soit trop jeunes soit trop vieux).
J'ai eu un choc en apprenant que cette ville sinistre était la communauté francophone la plus nordique du Québec, de toute l'Amérique et... du monde. En gros, passée cette ligne, je serai condamnée à déchiffrer les baragouinages Cree de ces gentils Inuits tueurs de caribous.


Stephen est revenu sans rien dire, et nous avons roulé encore une demi-heure avant d'atteindre l'aéroport de Grande Rivière.
Une fois encore, tout était prêt. Nous avons grimpé dans un avion modèle réduit, comme celui d'un enfant. Je suis fière de dire que mes craintes concernant le vol sont totalement reléguées au passé. De toute façon, je n'ai même plus le courage d'avoir peur. 

 De haut, le Nord du Québec n'est qu'une vaste lande où s'entrelacent les rivières, parfois jaune sable, parfois vert vif. Des montagnes surgissent de temps en temps, déchirant la terre sur quelques kilomètres. Très en dessous de nous, le désert de Chisasibi laisse peu à peu place aux sapins et aux lacs bordés de mousse.
Alors que j'écris ces lignes, le front contre le hublot, je me sens exactement comme notre avion : petite, au-dessus du vide, abandonnée aux vents.
Mathéo, où que tu sois... J'aurais tellement besoin de toi, là, maintenant. Que tu me prennes dans tes bras et me fasses oublier à force de me tenir que je n'ai plus aucune attache et que mon cœur n'a plus d'habitant....
Je m'arrête là où je vais faire couler l'encre.
En mémoire de Chisasibi, Nord-Québec, ville fantôme où les âmes sont rares et desséchées par la rudesse du temps, où les Hommes ont le sourire franc et l'air sombre.

 
Chisasibi, 2002


* * *







lundi 19 septembre 2011

Kuugaluk : partie 9

5 juillet, vers 8h du matin

Je me suis quand même pris une nuit pour me poser. Je m'étais convaincue que j'étais venue pour visiter, mais plus ça va plus je réalise à quel point on peut s'auto-persuader dans la vie. Aucun touriste sain d'esprit ne visiterait Montréal de cette manière : l'aéroport, une rue sans intérêt, un court passage dans un cimetière, l'université, un cyber-café quelconque, un hôtel quelconque puis RE l'aéroport.
Oui, parce que je n'ai que ça à faire, je reprends l'avion. Direction : Chisasibi (prononcer « chisaasiipii »). J'ai l'impression de m'envoler pour une bourgade paumée dans le désert Irakien, mais non. C'est bien au Québec, mais alors dans le genre bien au nord avec une seule piste d'atterrissage.
C'est la destination la plus proche de Kuugaluuk, la ville habitée la moins éloignée de cette foutue rivière qui, après réflexion, me tente tout autant qu'une incursion dans le désert irakien.
J'étais venue prendre des photos, et PEUT-ÊTRE en profiter pour voir si, par hasard, mon gentil amour de lycée habitait toujours dans les parages ; et je me retrouve à m'enfoncer dans une région inconnue où vivent des gens bizarres, qui parlent le « cri » et chassent le phoque (et qui sait, PEUT-ÊTRE prendre des photos).
C'est tellement dingue que je ne réfléchis plus. C'est tout juste si je prends le temps d'écrire ces quelques mots sur le bord de mon sac avant de monter dans l'avion.
Je me demande à quoi tient la vie parfois. Vous feriez ça, vous ? Monter dans un avion sans destination, juste pour le voyage ? Peut-être sur un coup de tête, avec une bande de potes, un week-end, pour rigoler. Mais pas toute seule avec une somme d'argent qui suffira pour l'aller, mais peut-être pas pour le retour.
Enfin, sans rire, avant, la seule folie que je m'autorisais c'était de prendre une rue au hasard quand je marchais en ville. Dans MA ville.

Chisasibi, 13h.

Je dois rêver. Si je trouve un cyber-café ici, j'aurai une chance de gagnant du loto.
Sérieusement : des gens vivent ici ? Parce qu'on croirait une banlieue défavorisée de la Lune. Je laisse des emplacements vides au cas où je ressors vivante de ce remake de la Colline a des yeux ET que je retrouve la civilisation.
 
  

 Beaucoup plus tard
Bon ok, j'ai fait ma crise de larme version Pékin Express (quand on est sur son canapé, on se dit toujours
" mais qu'est-ce qu'ils ont à chialer tout le temps ceux là ? Franchement, c'est bon, vingt minutes de marche avec un sac à dos et ils pètent un câble !" Et ben en fait, oui. Vingt minutes quand tu ne connais personne et que tu te sens aussi seule qu'une fourmi sur une branche... tiens, au beau milieu de la rivière Kuugaluk, tu rigoles moins.) J'étais étalée de tout mon long dans la poussière lunaire de Chisasibi, adossée à un vague poteau électrique et je m’évertuais à rendre un peu moins désertique le sol autour de moi à grands litres d'eau salée, quand une ombre s'est élevée sur moi. Assez carrée, l'ombre, moulée dans une chemisette à carreaux rouges et noirs, la barbe au visage, le cheveux sombre et bouclé. J'ai d'abord cru que ce bûcheron improbable n'était qu'une apparition (dans le style ville fantôme, ça tombait à pic). Mais quand il m'a parlé avec ce petit accent américain à peine perceptible, j'ai bien dû relever la tête.
"Vous allez bien ? Je vous observe depuis un petit moment, vous avez vraiment l'air perdu."
J'ETAIS perdue et j'en menais pas large, mais figurez-vous qu'à ce moment-là, la seule réflexion que j'ai pu me faire, c'est qu'un accent américain a quand même beaucoup plus de sex-appeal qu'un accent québécois. Non mais franchement "vu zavez vraïment l'ai' perdou", c'est juste adorable.
Je me suis essuyé les yeux d'un revers de manche et j'ai reniflé.
"Je voudrais prendre l'avion... Mais je sais pas vraiment pour où."
C'est tout ce que j'ai réussi à formuler.
"Oh... a murmuré le bûcheron américain. Je vois... C'est pas très compliqué, parce qu'il n'y a qu'une piste."
Il a eu un petit sourire, et franchement, c'était pas le moment. Dans la rubrique "crise de Pékin Express", j'ai joué l'acte 3 : je ménerve pour rien et je vais bien jusqu'au bout.
"Non mais vous êtes qui vous d'abord ? C'est quoi votre problème ? Vous vous la jouez américain qui sauve toutes les nations c'est ça ? Je vais très bien ! Je me débrouillerai, merci ! Retournez d'où vous venez ! J'imagine que vous avez des arbres à couper où des trucs comme ça ?"
Oui, j'ai été raciste, étriquée, ingrate et débile. Mais j'allais mal. Il a encore eu un sourire, et j'allais reprendre mon souffle pour en rajouter une couche, quand il a répondu.
"En fait oui. Je m'occupe des arbres. Mais pas pour les couper, pour les rassembler sur la rivière. Je viens passer l'été dans la région, tous les ans. Mon secteur, c'est la Rivière aux Feuilles, Leaf River. Ou kuugaluk si vous préférez."
"Kuugaluk ??!"
Et là je m'en suis voulu à mort.
"Oh, mais... C'est incroyable... C'est... Je..."
"Et c'est Stephen... Mon nom."
"Oh, oui... Stephen. Comme King ?"
"Pardon ?"
"Stephen King ? Comme Stephen King ?"
"Ah ! Oui."
Il a encore eu un sourire. Ça faisait briller ses yeux marrons.
" Et si vous voulez, même si je ne suis qu'un pauvre Américain, je peux vous prêtez une tente en attendant le prochain avion. Et je peux aussi vous dire où descendre de l'avion. Et quel bateau prendre pour aller sur la Rivière. Et quelle langue y parler. Ah, et aussi, quelle chemin prendre pour éviter les migrations de caribous."
Je dois l'avouer, je n'ai pas compris un seul mot de ce qu'il a dit. Mais j'ai rangé ma fierté à deux balles. J'ai su que cette nuit là je dormirais dans une tente, et j'avais raison.
Monsieur King dort dans la tente à côté. Je n'ai pas la moindre idée de qui il est, ni ce qu'il fait vraiment dans la vie. Mais je dois dire que s'il n'avait pas été là, je ne serais plus qu'une flaque au pied d'un panneau éléctrique.
Je suis toujours en vie et j'ai un toit au-dessus de la tête. C'est déjà ça.
L'entrée de Chisasibi






samedi 10 septembre 2011

Kuugaluk : partie 8

Toujours le 4 juillet (je ne sais décidément pas comment je fais pour survivre)

Je vais essayer de retranscrire aussi fidèlement que possible le reste de la conversation, y compris les expressions que j’ai dû chercher dans mon dictionnaire une fois dans le cyber-café. Eh oui, avec cet accent, ça aurait difficilement pu être Mathéo. Je ne sais pas si c’est un soulagement ou pas, vue la suite des évènements… Toujours est-il, voilà mon premier bain de linguistique québécoise pure-souche :
Moi : « Ma… Mathéo ? C’es toi ?
Monsieur Paléolithique au magnum plus que coûlant :
- Matshéo ? Non, c’po moé, moé c’est Piââ’r (comprenez « Pierre »). Matshéo, l’habite plus lo. Prézin’t’min y’a plus qu’moé q’habite itsi… Pi asteure l’é partsi d’puis au moins six mois, lo. Pi m’a pas dzi où l’allait.
Là je me suis retrouvée comme deux ronds de flanc, complètement paumée. Il a dû penser que j’étais shootée ou quelque chose. Finalement, j’ai réussi à remettre en marche deux neurones et j’ai bafouillé :
- Euh… J’ai pas tout compris, je suis Française… Vous voulez dire qu’il est parti depuis six mois ?
- C’est ço. En tout cas c’fé une bonne secouss’, ço c’est sûr. S’tu veux j’po checker s’ya po laissé une adresse ou keckchose, mais j’pense po. T’es-tu son chum ?
- Euh… pardon ?
- T’es-tu ton chum à Matshéo ? Sa blonde ? Sa p’tite copine s’tu préfââr’ ?
- Ah, oui… Euh… Pas exactement. Enfin, si, disons qu’on a été ensemble à une époque. Je l’ai pas revu depuis longtemps…
- Ben attends-moé lo, j’m’en vas checker s’ya po laissé un mot, pi j’m’en r’viens.
Là, je comprends qu’il va vérifier si oui ou non mon cher et tendre, mon « chum » a laissé derrière lui une trace de son existence avant de disparaître pendant six mois. Six mois… Mais où es-tu parti, Mathéo ?
Deux minutes plus tard, l’imposant québécois revient d’un pas traînant et je constate qu’il ne reste plus que le bâton de sa glace dans sa grosse paluche. Et il reprend son baragouinage incompréhensible :
- Non, j’a rien, chui dés’lé… Pi l’a po d’cellul’ââr l’chum, alors ço vo pas êt’ facile d’savoir ouilé. Tout c’que j’sé, c’est qu’y avait mis des piastres de côté lo, voulait voyager, tsé, partir à yable vert pi pas rev’nir. Pi un jour lé partsi, mais ché po si c’tzé pour une job ou pour la faculté… Chui vrââment dés’lé.
A peine le temps de comprendre que Mathéo a plié bagage sans prévenir, sans laisser même un numéro où le joindre, que je sens la terre s’ouvrir sous mes pieds. Je me retiens à la chambranle de la porte. Mon gentil québécois, qui, à bien y regarder, a les yeux bleus, se penche vers moi d’un air inquiet :
- Té-tu malade ? T’as ben l’air tanné, lo. Tiens, tire-toi une bûche et calme-toé un brin !
Le voilà qui me pousse doucement vers une chaise sur laquelle je m’effondre. Je vois danser des petites étoiles sur le t-shirt Université du Québec du gentil collocataire. Mathéo… S’il seulement j’avais su que tu n’attendais que l’occasion de quitter la civilisation, je serais venue six mois plus tôt… En fait, j’aurais dû accourir cette première fois ; quand tu m’as envoyé ce billet en me disant que tu m’attendais ; que tu voulais qu’elle dure, cette relation ; que tu te battrais pour ça. Je n’ai jamais utilisé ce billet. Un soir d’hiver, alors que mon cœur endurci s’était convaincu jusqu’au bout de ses artères qu’il ne battait plus pour toi, je l’ai déchiré, mon amour. J’ai jeté ce billet, et avec lui ta promesse. Je ne sais plus comment me racheter, aujourd’hui… Et d’ailleurs, ce que je ressens n’a rien à voir avec l’argent.
Mon gentil québécois m’a ramenée violemment au moment présent :
- T’d’vrais aller vouââr à sa facultsé si un d’ses professôôr saurait po ouilé. C’est-tu po possib’ qu’soit partsi sans laisser d’trace lo. Tsé, c’t’un toffe, Matshéo, un chum correct, tu vo forcémîîn l’retrouver. Fais du pouce et trouve-toé un chââr, pi d’mande la facultsé d’Montrél lo, pi vas-t’en voir au dépar’tmin d’ethnologie.
- Il faisait des études d’ethnologie ? j’ai demandé, saisissant un mot familier dans cette bouillie verbale.
Hochement de tête convaincue du Québécois. J’ai compris qu’il me conseillait d’aller demander à un de ses professeurs. J’ai aussi compris que je m’étais mise dans la situation la plus dingue de ma vie. Alors j’ai remercié mon brave Québécois, et j’ai « fait du pouce » devant chez lui jusqu’à ce qu’un « char » veuille bien me conduire jusqu’à l’université.
Je passerai les détails. J’ai quand même pris une photo avant de m’enfoncer dans les dédales des couloirs.

Plusieurs Québécois m’ont guidée jusqu’au département d’ethnologie.
Et là, je suis tombée sur un petit homme à l’air particulièrement gentil et à la barbe blanche. Quand j’ai prononcé le nom de Mathéo, j’ai cru que j’étais Ali Baba devant la caverne des quarante voleurs, et que je venais de m’exclamer « Sésame ouvre-toi ! ».
Les yeux du gentil professeur se sont illuminés. Une chance pour moi, il n’avait pas une seule trace d’accent :
- Mais bien sûr que je le connais ! C’est notre plus brillant étudiant ! Il a obtenu une bourse pour étudier les populations indigènes de la région de Kuugaluk. (Kuga quoi ? ?) Il est parti voici six mois. Nous n’avons pas de nouvelles, mais, si tout va bien, il devrait rentrer avant la fin de l’année.
J’ai senti toute couleur quitter mon visage. Le professeur ne m’a proposé de « tirer une bûche » pour m’asseoir, mais il avait l’air extrêmement concerné. Je lui en suis gré. J’étais au-delà de la stupeur.
- Où vous avez dit qu’il était ? j’ai réussi à articuler après une bonne minute.
- Kuugaluk. La Rivière aux Feuilles si vous préférez. C’est la région la plus au Nord de notre pays. Des tributs Inuits y vivent encore. Certaines ont adopté nos rites et notre mode de vie modernes. Mais pas toutes. Mathéo voulait s’enfoncer dans les terres les plus sauvages, dans la forêt, là où seuls subsistent quelques individus.
- Et vous l’avez laissé faire ?
Je ne me suis pas rendue compte que j’hurlais. Le gentil professeur a sursauté, puis ses yeux se sont fendus en deux amandes brunes.
- Rien ne peut arrêter un garçon comme Mathéo.
C’est bien ma veine, mon amour. Je te hais et t’adore encore plus pour ça. Tu es allé jusqu’au bout de tes rêves, toi au moins.
- Je… Vous pourriez m’indiquer comment y aller ?
Le professeur a eu un petit rire de lutin.
- C’est un peu compliqué. Par contre, je peux vous donner l’adresse d’un cyber-café où vous pourrez faire des recherches sur le net.
J’ai remercié le gentil professeur.
Me voici donc sur le net. Voilà ce que m'apprend Wikipédia :
La rivière aux Feuilles est un fleuve de la région du Nunavik, située dans le Nord-du-Québec, qui se jette dans la baie d'Ungava.

Ses eaux proviennent du Lac Minto. Son cours mesure 480 km de long.
Son bassin fluvial couvre une superficie de 42 500 km2. Son débit est de 590 m³/s.
 La rivière doit son nom aux feuilles d'une variété de saule nordique, le Salix phylicifolia qui pousse le long des cours d'eau des régions septentrionales du Québec, des Territoires du Nord-Ouest du Canada, du Nunavut de l'Alaska et du Groënland. La rivière se dénomme en langue Inuktitut: "Kuugaaluk" (la grande rivière) ou "Itinniq" (où il y a de grandes marées). L'estuaire de la rivière aux Feuilles connait les plus fortes marées du monde (18 mètres)2.

Voilà qui me rassure.
Eh bien, j'ai envie de dire : cette histoire, elle n'est plus entre Mathéo et moi maintenant.
Elle est entre Kuugaluk et moi.
* * *

vendredi 19 août 2011

Partie 7

Toujours le 4 juillet (donc je ne suis pas morte)


Épuisée, vivante, paumée dans un cybercafé quelque part à Montréal.
Il a fallu que je marche, que je marche très longtemps tellement le choc a été énorme. Je me suis d’abord retrouvée dans un cimetière magnifique et un peu flippant, et il y avait un arc-en-ciel. Franchement, je ne sais pas si c’est un si bon signe que ça.
Comme je m’embrouille un peu les pinceaux, je vais reprendre depuis le début et laisser de beaux espaces bien délimités pour les photos (j’ai réussi à en prendre alors que j’étais malade de stress).
Arrivée à l’aéroport assez décalquée. Forcément, je partais à 13h30 et j’arrivais à 15h10, sauf qu’entre les deux, merci les fuseaux horaires, il y avait sept heures quarante de vol. Passée l’excitation du décollage (non mais FRANCHEMENT, c’est génial ! Moi qui prenais mon pied dans Space Moutain, et ben là c’est carrément dix fois mieux), et après avoir réalisé que j’entendais rien à mon lecteur Mp3, le temps a commencé à me paraître long. J’avais de plus en plus envie de vomir, ce qui est moyen glamour, et plus on approchait de Montréal pire c’était. Le seul truc marrant, c’était l’accent du pilote, un avant-goût du Québec. Ensuite, ça a été les tous petits bâtiments de l’aéroport tout là-bas en dessous des nuages, et les applaudissements quand on a atterri (j’étais pas mécontente d’être sur la terre ferme, un peu comme Space Mountain quoi).
J’avais envie de dormir en débarquant et ça m’a fait bizarre de voir le ciel aussi bleu, alors j’ai pris des photos




Et puis je me suis mise en tête d’aller jusqu’au bout de mon insanité, donc j’ai pris un taxi, qui heureusement n’avait pas trop d’accent, et j’ai dépensé mes premiers dollars pour me faire conduire rue Bégin.
Je sais pas si c’était une réaction de mon corps pour me protéger de l’ENORMITE de ce que j’étais en train de faire, mais je me sentais complètement shootée et un peu déconnectée. C’était comme si c’était quelqu’un d’autre dans ce taxi qui remontait les rues de Montréal vers un inconnu abyssal (et avec le recul, j’aurais préféré que ce soit quelqu’un d’autre).
La rue Bégin n’a franchement rien de magnifique en soi. C’est un boulevard avec des bâtiments de deux ou trois étages de chaque côté ; quelques arbres ; des poubelles. Le taxi m’a déposée sur une super place en revanche, et j’ai pris ça :

Ensuite, j’ai marché. Comme une spectre ; comme le Corps sans âme dans les Contes de Cataplasmes (toute mon enfance). Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais, et avant de comprendre, j’étais devant le numéro 8, et comme je me l’étais promis, j’ai pris la sonnette en photo.
Quand je pense que cette photo, j’aurais dû la prendre il y a cinq ans, en allant rendre visite à mon petit copain pour la première fois chez lui, ça me tue.
Voilà la photo en question.

Il n’y avait que son nom, qu’un seul étage au bâtiment en briques rouges. Là, j’étais terrorisée, de la pointe des orteils (vernis en abricot pour l’occasion) jusqu’au bout des fourches qui me servent de cheveux.
J’ai sonné. Si si, j’ai sonné.
Et j’ai attendu. C’était atroce. Heureusement, il n’y avait personne dans la rue, parce que je suis sûre que j’aurais fait peur aux petits enfants. Si Halley Joel Osment était passé par là, il aurait pu dire « je vois des gens qui sont morts » tant je devais ressembler à un cadavre ambulant.
Après une éternité où j’ai cru que j’allais dégouliner de la marche sur le trottoir, la porte s’est ouverte.
Un choc. Je ne vois que ça qui se rapproche assez de ce que j’ai ressenti. Mon cœur a fait un bond dans ma gorge, j’ai bien failli m’étouffer en l’avalant. J’avais bien sonné chez « Mathéo Stévenin », j’ai vérifié du coin de l’œil tant c’était impossible que ce soit lui.
Cet homme pesait bien 120 kilos, et il était POILU, mais alors dans le genre croisé de Robin Williams avec Lucy la femme-singe ; une barbe brune sur la moitié du visage. Mais les yeux verts, oui, des yeux familiers, j’avais bien peur de l’envisager.
Il transpirait. Il portait un t-shirt taille 65 de l’Université de Québec, il avait un magnum au chocolat blanc en mauvaise santé dans la main gauche et une télécommande dans l’autre.
J’ai dû attendre que ma langue reprenne sa place habituelle dans ma bouche avant de bavasser comme une cruche :
« Ma… Mathéo ? C’est toi ? »
Je reviens, il faut que je paye une nouvelle demi-heure au gérant du cyber-café.
Ah oui, la photo de l’arc-en-ciel….

Beau, non ? Ouais, ben, croyez plus aux bonnes choses que c’est censée promettre pour le futur. Moi ça y est, j’ai arrêté d’y croire en tout cas.
* * *