mardi 3 avril 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 22

5 Août, un peu plus tard

Oh my god, oh my god, OH. MY. GOD.

Bon, que je respire un coup, j'arrive même plus à former mes lettres, des pattes de mouche qui me font mal aux doigts, une crampe jusque dans l'épaule, et mes jambes s'agitent toutes seules parce qu'elles ne rêvent que d'une chose : partir en courant. Quand je pense qu'ils sont là, juste à côté, peut-être à DISCUTER................................... Respire, respire, respire.
Bref, reprenons dans l'ordre, à défaut de courir, il faut que j'écrive, que j'écrive pour ranger les choses, au moins sur le papier, parce que dans ma tête...
Environ 14h. Après trois heures de rame non-stop, ou tout juste une pause casse-croûte où Stephen et moi avons picoré quelques mûres sans oser nous regarder, on arrive au dernier village Inuit sur les bords de la rivière Kuugaluk. Après, c'est la baie d'Ungava et des kilomètres d'eau sans le moindre rivage. Stephen est redevenu identique à lui-même, mutique et sombre, ses sourcils sombres se rejoignant presque tant il les fronce, ses belles mâchoires serrées lui créant le même genre de fossettes que Mathéo quand il souriait. Mathéo........ Non, Elina, concentre-toi, concentre-toi.
Bref. On arrive au village, les gens sont adorables, comme toujours, Stephen prend en charge les présentations, et là premier moment extrêmement étrange quand je l'entends lui-même prononcer le nom de Mathéo et expliquer qu'on le recherche. Quand je pense que si Dame Nature n'avait pas pointé son nez rouge hier matin j'aurais couché avec cet homme, et qu'il se retrouvait là, à traduire en trois langues différentes le portrait de mon premier petit copain, je tombe au 36ème dessous (étrange expression, en passant).
Le premier homme nous comprend à peine, c'est un vieillard en habits traditionnels, il nous dirige vers un second homme en chemise occidentale et qui nous répond dans un anglais parfait. "Oui, je crois bien que cet homme a passé quelques jours ici, il y a peut-être deux semaines. Il s'est enfoncé dans la forêt mais a dit qu'il reviendrait."
Alors, comment dire. Certes, je n'avais pas mangé depuis la veille autre chose que trois myrtilles, j'avais toujours mes règles, un quota de sommeil quasi nul, une probable insolation doublée d'une certaine cuite ; mais s'évanouir d'un seul bloc dans un mouvement aussi parfait, c'était de l'art. Stephen a pris un malin plaisir (stoïque, mais malin, je le voyais dans ses yeux) à m'expliquer, à mon réveil, l'exacte position dans laquelle je me suis affalée, tout contre ce pauvre homme, à genoux, la tête entre ses jambes. Je n'avais jamais vu l'intimité d'un Inuit Cree d'aussi près, dommage ou heureusement, je n'en garde aucun souvenir.
Bref. Je m'évanouis dans une prière ridicule contre le bas-ventre du chef Inuit, Stephen me ramasse à la petite cuillère et on nous installe tous les deux dans une grande tente en toile blanche et j'émerge une dizaine de minutes plus tard.
En ouvrant les yeux et en voyant Stephen, j'ai d'abord cru qu'on avait jamais repris le canoë, que dehors l'aurore boréale continuait sa valse, qu'il allait m'embrasser et au diable Dame Nature. Son air encore plus fermé qu'au naturel m'a fait redescendre sur terre.
"Quoi ?" j'ai lancé, mais ma gorge me faisait un mal de chien. Il m'a tendu un verre d'eau et ses lèvres se sont légèrement desserrées. J'aurais pu espérer un sourire, mais il a simplement sifflé :
"Ne vas pas t'étouffer. Ce serait dommage, si près du but."
Je l'ai regardé avec, j'espère, une rage sourde (mais je crois que j'avais juste l'air d'une pauvre fille dans le coltard qui essaye d'avoir l'air révolté).
"C'est-à-dire ?"
"J'imagine que tu n'as plus besoin de moi."
"Parce que j'ai eu besoin de toi à un moment donné ?"
Non mais c'est vrai quoi ? Est-ce que je l'ai supplié à Chisasibi de me suivre jusque dans l'avion ? Déjà au début, j'aurais voulu qu'il range son assistanat pseudo-machiste. Il m'a regardé longuement, je crois que mes joues ont rougi contre ma volonté (c'est injuste de donner un regard aussi perçant à un homme aussi détestable), puis il a baissé la tête, passé une main dans ses boucles.
"Tu as raison, a-t-il dit finalement. Je ne voulais pas savoir, je t'ai suivie, c'est tout. J'avais du temps à perdre, j'imagine. Au fait, jolie démonstration avec l'Inuit."
Et là il m'a donc détaillée la scène, je passe. L'atmosphère s'est dégelée d'un degré. Un pauvre petit degré. J'ai dû prendre sur moi pour extirper ces mots de ma bouche :
"J'aurais dû te dire la vérité bien avant. Maintenant on a juste l'air de deux pauvres cons. C'était injuste envers toi. Je m'excuse."
Les trois derniers mots tenaient du murmure, mais il a tout entendu. Il s'est penché, a pris trois des doigts de ma main droite :
"Je n'ai aucun droit de juger. J'aurais juste voulu que ça ne soit pas comme ça. J'aurais voulu que..."
J'étais accrochée à ses lèvres quand l'Inuit est entré ; intense honte, c'était le même gentil monsieur ; Stephen a lâché ma main et je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qui m'arrivait. L'homme a prononcé des mots, je ne peux même pas les transcrire, mes oreilles n'ont enregistré qu'un gros bourdon après "Un homme est arrivé et demande à vous voir, Madame. Il attend dans....."
Gros bourdon.
Avec le recul, cette façon de présenter les choses aurait dû m'apaiser un peu : "un homme est arrivé", est-ce qu'il aurait dit ça en parlant de Mathéo, alors qu'il l'avait déjà rencontré et savait qu'on le cherchait ?
Toujours est-il que je me suis évanouie une deuxième fois, un rideau noir s'est abattu, et quand il s'est relevé, j'ai vu... Guillaume.
Oui oui. Guillaume Garnier, lui-même, en chair rose et en cheveux blonds, Guillaume de Paris, Guillaume de l'appartement sous les toits rue Voltaire, Guillaume-les-yeux-de-labrador.
J'aurais pu m'évanouir encore une fois, après tout, j'aurais préféré. J'ai juste senti mon cœur descendre comme une pierre au fond de mon estomac. Ploc.
"Gui-gui-gui...." j'ai bafouillé, alors que lui s'écriait clairement "Elina !" en se jetant dans mes bras. Alors qu'il m'étouffait dans sa sueur toute parisienne, j'ai honte d'avouer que mes yeux ont désespérément cherché Stephen. Il avait quitté la tente.
"Tu es vivante !" continuait de beugler Monsieur mon quasi-ex, sans me lâcher.
"Ben oui", j'ai juste dit. Quelle ingrate. C'était pas le pire, j'ai enchaîné : "Mais enfin, qu'est-ce que tu fais là ? T'as fait tout le chemin ? C'est maman qui t'a dit de venir ?"
" Tu ne répondais plus au téléphone ! On a cru au pire, ma chérie ! Au PIRE !"
Trop de "ma chérie" et trop de majuscules. J'ai cru que j'allais me sentir mal.
" Ta mère a prévenu la police, mais j'ai voulu partir quand même... A l'université on m'a dit que tu remontais la rivière Gougalouque.... J'ai fait tous les villages jusqu'ici.... Sans m'arrêter, quasiment..."
Et là, comme s'il laissait enfin tout retomber, il s'est avachi comme une loque à mes pieds, et a posé ses mains autour de mes chevilles. J'ai retenu un mouvement involontaire. Pauvre homme.
"Guillaume. C'était... Vraiment très gentil de faire tout ce chemin. Mais je vais bien.Je t'assure. Je vais très bien, et je comptais rentrer bientôt...."
"Mais on a cru que tu étais morte, Elina ! Je... Je... J'ai eu tellement peur...."
Et les larmes sont arrivées. C'est terrible de ne rien ressentir dans une situation pareille. Guillaume coulait sueur et morve sur mes cheville et je ne parvenais pas à faire un seul geste. Alors qu'il se déversait de tous côtés, j'ai fixé la toile de la tente. Grand bien m'en a fait : des voix se répondaient juste à l'extérieur : la première, c'était Stephen, et j'ai été soulagée. La seconde... La seconde avait des accents beaucoup trop familiers. Dans ma tête, une phrase a clignoté : "C'est moi ou ils parlent en français ?"
J'ai bondi du lit, envoyant valser le pauvre Guillaume et ses mains sur mes chevilles, j'ai soulevé la tente d'un geste tellement brusque qu'elle a claqué violemment. Le soleil filtrait entre les cimes des pins, l'air sentait le soir qui tombe et le bois qui fume ; et dans la lumière se tenait Mathéo, une main dans la nuque, la tête légèrement penchée. Stephen l'écoutait, les bras croisés.
Je sais, ça fait scène de film de seconde zone. Ce genre de trucs n'arrive pas, dans la vraie vie. Et pourtant, je jure que c'est vrai. Ils ont tous les deux tourné la tête vers moi au même moment ; dans la tente Guillaume s'est relevé ; et d'une même voix ils se sont tous les trois écriés : "Elina ?"

Oui. Elina, c'est moi. Qui m'appelle ?..........
Mon dieu. Il est si tard. Je ne peux pas sortir, je ne peux pas.
Je ne suis pas sûre d'avoir le choix.
Oh my god. OH. MY. GOD !!!!!!!!!!!!

* * *

2 commentaires:

  1. Ouahouuuu le trio réuni !!!!!!
    J'adooooooore !

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  2. ulala trop de folie là!
    Je t'interdis de mettre aussi longtemps pour sortir la suite que ce qu'on a dû attendre pour cet épisode-là!

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