Je commence à me demander si je n'ai pas une double personnalité. Etre capable d'un tel écart de comportement et surtout de sentiments... J'ai peur de me donner le tournis à moi-même.
Total demi-tour donc, 360°c émotionnel, torticolis psychologique en vue. Bon, en étant tout à fait sincère, et rationnelle pour changer, il ne s'agit peut-être pas finalement d'un revirement si radical. Je n'ai jamais détesté Stephen, le haïr pour m'avoir sauvé la vie, c'était de l'orgueil de supermarché (Leader price), et je ne pensais pas en le voyant débarquer qu'avoir mes règles pourrait avoir un désavantage supplémentaire.
Pour situer rapidement cette considération (somme toute naturelle mais pas franchement romantique), je ne dirai que trois mots : alcool, tente, boréale.
Je m'explique : nous avons bu du vin rouge (deux bouteilles y sont passées je crois), nous n'avions plus qu'une tente digne de ce nom, et c'est ce moment qu'a choisi ma première aurore boréale pour apparaître en nous envelopper, comme un nuage surnaturel, un rêve bleu et vert, une bulle de lumière et de mouvement, langoureuse, sursautante, éblouissante, incroyablement vivante.
Je ne m'y attendais absolument pas. J'avais depuis longtemps laissé tombé la plupart de mes défenses (une par verre de vin à peu près) mais je gardais cet arrière fond de méfiance débile et dix centimètres de pure formalité entre Stephen et moi, quand un point de lumière verte extrêmement forte a percé le ciel de l'autre côté de la berge, au-dessus des sapins. Stephen a tout de suite compris de quoi il s'agissait. Il a dit "Oh, Elina" tout doucement, tout en se relevant dans son duvet. Au milieu de nous, le feu s'éteignait, et il l'a contourné pour venir contre moi. J'ai pu lire dans son regard que j'allais vivre l'une des expériences les plus incroyables de ma vie. Et j'avais raison.
C'était un peu comme voir passer en accéléré tous les états possibles du ciel : jour, nuit, pluie intense, orage, éclaircies, éclipses ; et alors que la lumière s'appropriait peu à peu tout l'espace, on pouvait y voir danser des silhouettes blanches qui s'unissaient pour se confondre, osaient parfois à peine se toucher, se quittaient brutalement comme soufflées par un cyclone avant de revenir à pas lents et par bouffées timides. Le vert perçait le bleu, c'était la fin et le commencement tout à la fois.
J'ai cru que je ne parviendrais pas à saisir mon appareil photo tant mes doigts tremblaient, ni à y voir quoi que ce soit à travers mes larmes. Quand je me retournais, presque pour vérifier que j'étais bien là et que c'était réel, je voyais la lumière verte éclairer les yeux de Stephen, il les avait grand ouverts comme les enfants devant les feux d'artifices, c'était un miroir agrandi de ma propre émotion.
Je ne sais pas comment expliquer ce que j'ai ressenti. Rien de ce que la pellicule aura pu fixer ne pourra le dire. C'était un peu comme si une brèche avait crevé l'espace et le temps, je n'étais plus vraiment moi, ni vraiment nulle part, et en même temps je me sentais plus pleine, plus vivante et plus entière que je ne l'ai jamais été.
Les lumières et les danses ont continué un temps infini, et quand j'ai eu mal au doigt à force d'appuyer sur l'objectif, je me suis retournée vers Stephen et j'ai mouillé son visage de mes larmes en l'embrassant. Pas une fois, une centaine de fois. J'avais besoin du contact de ses lèvres contre les miennes, j'avais besoin de lui dire comme ça "mais regarde ce qu'on vient de vivre, comment une telle beauté peut-elle exister sans nous anéantir, on est vivants, et si les miracles existent c'en était un, ça ne peut être que ça", et j'aurais voulu faire plus, déplacer des nuages ou grimper sur la lune, je me sentais immense et minuscule à la fois.
Et pour redescendre d'un coup : j'avais mes règles. Eh oui, il faut bien en revenir là. C'est vrai, devant cette déferlante d'émotions puissance trente milliards qu'on venait tous les deux de se recevoir dans les veines comme une décharge de taser, j'avais toujours les pieds sur terre et des préjugés de midinette. Je ne vais pas mentir, il s'est joué dans ma tête la plus grande bataille de tous les temps, d'un côté une honte étrange et dévorante, sûrement datée de plus de dix ans et des premières culottes tâchées cachées au fond du tiroir à chaussettes, d'un autre la main de Stephen qui descendait inéluctablement de mon épaule vers le bas de mon dos. Je ne sais pas si je dois AUSSI ça à maman (on ne va pas tout lui faire porter non plus), mais je n'ai jamais pu envisager de faire l'amour pendant cette période, et même si la main de Stephen avait trouvé toute seule la suite du chemin, que l'aurore boréale continuait de s'étendre dans mon coeur et sûrement dans le sien, j'ai reculé mon visage du sien. J'ai dû dire simplement "pas ce soir", et il n'a rien dit. Pendant un moment, on est restés à regarder le ciel, peut-être pour vérifier que l'ordre du monde était revenu à la normal, même si je n'en serai plus jamais tout à fait sûre. Question symbole à deux balles, on a quand même fait "duvet commun" en ouvrant chacun notre fermeture éclair. Et là Stephen a parlé. Cette simple phrase suffit à résumer je crois ce que cette explosion magnétique quelque part entre la Terre et la Lune avait bouleversé aussi chez lui.
Je sais qu'il a commencé par me parler des légendes Inuits sur les aurores, des histoire d'âmes d'animaux ou des morts passés, le reste je ne sais plus. Parfois il s'arrêtait et j'écoutais pantelante sa respiration, j'étais aussi essoufflée que si j'avais parlé pour lui.
Il est dix ou onze heures du matin, et Stephen s'occupe de mettre à l'eau le canoë (avec lequel il m'a donc suivie). Il sait que, quoi qu'il arrive, je dois aller de l'avant. Je me rends compte à quel point je me suis enfermée moi-même dans mon propre piège. Se profile à l'horizon une bataille digne des danses ancestrales de l'aurore boréale, et elle verra s'affronter mes idéaux. Jusqu'à présent, je croyais encore en avoir au moins un : ça vaut la peine de se battre pour son premier amour.
Mais maintenant ?
Je crois que je n'ai plus tout à fait les idées en place. Des neurones de mon cerveau ont dû s'enfuir à pas de velours pour rejoindre les ions et les atomes occupés à se faire la guerre et à s'épouser à la frontière de l'espace et des vents polaires.
Je referme ce journal sur un drôle de marque-page. Le mot écrit par Stephen dans cette chambre aux draps blancs, il y a ving-six jours (déjà !), prend soudain un nouvel aspect : "J'espère que tu trouveras ce que tu cherches"....
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