vendredi 17 février 2012

Kuugaluk (et moi) partie 21

5 Août


Je commence à me demander si je n'ai pas une double personnalité. Etre capable d'un tel écart de comportement et surtout de sentiments... J'ai peur de me donner le tournis à moi-même.
Total demi-tour donc, 360°c émotionnel, torticolis psychologique en vue. Bon, en étant tout à fait sincère, et rationnelle pour changer, il ne s'agit peut-être pas finalement d'un revirement si radical. Je n'ai jamais détesté Stephen, le haïr pour m'avoir sauvé la vie, c'était de l'orgueil de supermarché (Leader price), et je ne pensais pas en le voyant débarquer qu'avoir mes règles pourrait avoir un désavantage supplémentaire. 
Pour situer rapidement cette considération (somme toute naturelle mais pas franchement romantique), je ne dirai que trois mots : alcool, tente, boréale.
Je m'explique : nous avons bu du vin rouge (deux bouteilles y sont passées je crois), nous n'avions plus qu'une tente digne de ce nom, et c'est ce moment qu'a choisi ma première aurore boréale pour apparaître en nous envelopper, comme un nuage surnaturel, un rêve bleu et vert, une bulle de lumière et de mouvement, langoureuse, sursautante, éblouissante, incroyablement vivante. 
Je ne m'y attendais absolument pas. J'avais depuis longtemps laissé tombé la plupart de mes défenses (une par verre de vin à peu près) mais je gardais cet arrière fond de méfiance débile et dix centimètres de pure formalité entre Stephen et moi, quand un point de lumière verte extrêmement forte a percé le ciel de l'autre côté de la berge, au-dessus des sapins. Stephen a tout de suite compris de quoi il s'agissait. Il a dit "Oh, Elina" tout doucement, tout en se relevant dans son duvet. Au milieu de nous, le feu s'éteignait, et il l'a contourné pour venir contre moi. J'ai pu lire dans son regard que j'allais vivre l'une des expériences les plus incroyables de ma vie. Et j'avais raison.
C'était un peu comme voir passer en accéléré tous les états possibles du ciel : jour, nuit, pluie intense, orage, éclaircies, éclipses ;  et alors que la lumière s'appropriait peu à peu tout l'espace, on pouvait y voir danser des silhouettes blanches qui s'unissaient pour se confondre, osaient parfois à peine se toucher, se quittaient brutalement comme soufflées par un cyclone avant de revenir à pas lents et par bouffées timides. Le vert perçait le bleu, c'était la fin et le commencement tout à la fois. 
J'ai cru que je ne parviendrais pas à saisir mon appareil photo tant mes doigts tremblaient, ni à y voir quoi que ce soit à travers mes larmes. Quand je me retournais, presque pour vérifier que j'étais bien là et que c'était réel, je voyais la lumière verte éclairer les yeux de Stephen, il les avait grand ouverts comme les enfants devant les feux d'artifices, c'était un miroir agrandi de ma propre émotion.
Je ne sais pas comment expliquer ce que j'ai ressenti. Rien de ce que la pellicule aura pu fixer ne pourra le dire. C'était un peu comme si une brèche avait crevé l'espace et le temps, je n'étais plus vraiment moi, ni vraiment nulle part, et en même temps je me sentais plus pleine, plus vivante et plus entière que je ne l'ai jamais été.
Les lumières et les danses ont continué un temps infini, et quand j'ai eu mal au doigt à force d'appuyer sur l'objectif, je me suis retournée vers Stephen et j'ai mouillé son visage de mes larmes en l'embrassant. Pas une fois, une centaine de fois. J'avais besoin du contact de ses lèvres contre les miennes, j'avais besoin de lui dire comme ça "mais regarde ce qu'on vient de vivre, comment une telle beauté peut-elle exister sans nous anéantir, on est vivants, et si les miracles existent c'en était un, ça ne peut être que ça", et j'aurais voulu faire plus, déplacer des nuages ou grimper sur la lune, je me sentais immense et minuscule à la fois.
Et pour redescendre d'un coup : j'avais mes règles. Eh oui, il faut bien en revenir là. C'est vrai, devant cette déferlante d'émotions puissance trente milliards qu'on venait tous les deux de se recevoir dans les veines comme une décharge de taser, j'avais toujours les pieds sur terre et des préjugés de midinette. Je ne vais pas mentir, il s'est joué dans ma tête la plus grande bataille de tous les temps, d'un côté une honte étrange et dévorante, sûrement datée de plus de dix ans et des premières culottes tâchées cachées au fond du tiroir à chaussettes, d'un autre la main de Stephen qui descendait inéluctablement de mon épaule vers le bas de mon dos. Je ne sais pas si je dois AUSSI ça à maman (on ne va pas tout lui faire porter non plus), mais je n'ai jamais pu envisager de faire l'amour pendant cette période, et même si la main de Stephen avait trouvé toute seule la suite du chemin, que l'aurore boréale continuait de s'étendre dans mon coeur et sûrement dans le sien, j'ai reculé mon visage du sien. J'ai dû dire simplement "pas ce soir", et il n'a rien dit. Pendant un moment, on est restés à regarder le ciel, peut-être pour vérifier que l'ordre du monde était revenu à la normal, même si je n'en serai plus jamais tout à fait sûre. Question symbole à deux balles, on a quand même fait "duvet commun" en ouvrant chacun notre fermeture éclair. Et là Stephen a parlé. Cette simple phrase suffit à résumer je crois ce que cette explosion magnétique quelque part entre la Terre et la Lune avait bouleversé aussi chez lui. 
Je sais qu'il a commencé par me parler des légendes Inuits sur les aurores, des histoire d'âmes d'animaux ou des morts passés, le reste je ne sais plus. Parfois il s'arrêtait et j'écoutais pantelante sa respiration, j'étais aussi essoufflée que si j'avais parlé pour lui. 
Il est dix ou onze heures du matin, et Stephen s'occupe de mettre à l'eau le canoë (avec lequel il m'a donc suivie). Il sait que, quoi qu'il arrive, je dois aller de l'avant. Je me rends compte à quel point je me suis enfermée moi-même dans mon propre piège. Se profile à l'horizon une bataille digne des danses ancestrales de l'aurore boréale, et elle verra s'affronter mes idéaux. Jusqu'à présent, je croyais encore en avoir au moins un : ça vaut la peine de se battre pour son premier amour.
Mais maintenant ? 
Je crois que je n'ai plus tout à fait les idées en place. Des neurones de mon cerveau ont dû s'enfuir à pas de velours pour rejoindre les ions et les atomes occupés à se faire la guerre et à s'épouser à la frontière de l'espace et des vents polaires.
Je referme ce journal sur un drôle de marque-page. Le mot écrit par Stephen dans cette chambre aux draps blancs, il y a ving-six jours (déjà !), prend soudain un nouvel aspect : "J'espère que tu trouveras ce que tu cherches"....


* * *

mardi 14 février 2012

Kuugaluk (et moi) partie 20

4 Août

Bon d'accord, ça fait un mois que j'ai grimpé en croisant les doigts et les orteils à bord du vol air canada avec la tête bourrée de rêves débiles, et oui effectivement, aucun de ces rêves ne s'est encore réalisé ; c'est vrai, je suis dans un état à faire pleurer une statue et je n'ai même plus de quoi me payer une allumette ; on ne dira pas le contraire, ma santé mentale vire au délire un peu trop souvent à mon goût ; cerise sur le gâteau, j'ai mes règles. On ne parle pas assez souvent de ces petits détails qui font toute la saveur des échappées sauvages en terre inconnue, et j'ai une pensée émue pour toutes mes consoeurs de Koh-Lanta qui ont dû affronter cette joie immense avant moi (bon, elles, elles avaient toujours la Prod pour les fournir en tampax, et n'allez pas me faire croire qu'on les laissait aussi en mode survie à ce niveau-là).
Bref. Tout ça pour dire qu'il y aurait de quoi se foutre une balle, ou, à mon niveau, tenter de s'étouffer sous la mousse ou oublier de reprendre son souffle en buvant dans la rivière.
Et pourtant. Pourtant, je suis toujours debout et malgré les champignons qui fleurissent entre mes orteils à la faveur de la moiteur de mes bottes, je marche encore. Et je me hais pour ça : parce que je sais que depuis hier, je ne le fais plus seulement pour rejoindre Mathéo, mais en espérant un jour me faire ratrapper par "une certaine personne". Est-ce que si j'essayais vraiment de me finir à coups de mousse dans la gorge, cette certaine personne surgirait de derrière un rocher pour arrêter mon pauvre geste ? Est-ce qu'il me suit, dans sa parka rouge pas du tout camouflage ? Il me semble que je l'aurais déjà remarqué depuis longtemps. A moins qu'il ne me fasse suivre par des complices.... Est-ce que ce phoque d'eau douce n'avait pas l'air trop humain ? A bien y réfléchir, il m'avait semblé bien gros, pour un phoque.
Enfin, le temps me le dira. Je devrais plutôt m'inquiéter pour ce qui compte vraiment : je n'ai plus rien à manger. D'après la carte que m'a laissé Celui Dont Je Ne Parlerai Plus Parce Que De Toute Façon Il M'a Lâchement Abandonnée Et Ne Me Suis Même Pas en Personne C't'enfoiré, je ne suis plus très loin du dernier village Inuit de la région. Autant dire qu'après, si je n'ai pas retrouvé Mathéo, je serai condamnée à m'enfoncer dans les recoins vraiment sauvages de Nunavik. Et pour bouffer, il faudra que je creuse des trous dans la banquise, ce qui m'enchante d'avance. En parlant de ça, je vais devoir faire une pause pour rechercher de quoi me sustenter, quelques racines et des miettes de crackers sauce fond du sac.






Plus tard


Autant dire que je suis une miraculée, et ce paragraphe est le premier du reste de ma vie. Pour en finir, j'aurais pu envisager tous les scénarios, mousse ou pas mousse, je n'aurais pas pu faire plus radical que ce à quoi j'ai échappé. Il faut m'imaginer, moi, le pantalon retroussé jusqu'aux genoux et les pieds fermement plantés au milieu de la rivière, l'air béat, passionnée par le manège de tous petits poissons visiblement intéressés par les peaux mortes sur mes orteils, quand un bruit de tonnerre a résonné au loin avant de devenir de plus en plus fort, les petits poissons se sont envolés, les petits cailloux sur la rive on commencé à trembler, moi je suis restée là. Et pendant que le tremblement s'intensifiait jusque dans ma cage thoracique, je pensais n'importe comment, ma dernière heure est venue, mourir pieds nus c'est poétique, je n'ai plus de batterie pour appeler Maman, il aurait quand même fallu que je me rase les jambes dans cet état pas sûr qu'on me reconnaîtra à la morgue, et qu'est-ce que ça fait de recevoir la foudre ? Et c'est là que deux choses sont arrivées en une petite seconde : j'ai vu une forme rouge surgir de derrière un sapin, tandis que dans la direction opposée, une horde de caribous s’épanchait hors de la forêt comme une marée noire. J'ai senti mes dents s'entrechoquer au rythme de leurs sabots, c'était totalement incroyable, impossible de bouger, j'étais envahie par un grand tambour, j'étais un tambour.
Bon, aussi fascinant que ça puisse être, j'étais quand même au beau milieu du tracé de migration de ces charmants cervidés, et ils n'allaient pas s'arrêter pour moi, "oh excusez chère demoiselle, nous allons prendre un autre chemin, ne vous dérangez pas", tourner les sabots et faire demi-tour. Bref, si cet imbécile d'amerloque à la con n'avait pas foncé jusqu'à moi en agitant des bras comme un moulin, on aurait pu lire sur ma tombe "Elina Caillon, 25 ans, écrasée par 862 sabots au Nord de la rivière Kuugaluk". Ce n'est pas le cas, et je suis à présent déchirée entre une reconnaissance abominable et la haine la plus pure.
Situation : j'ai une tente toute neuve au-dessus de la tête, une couverture sèche sur les épaules, j'ai pu me laver avec de l'eau chaude et du savon, je sais que ce soir j'aurai le ventre plein. C'est d'une atrocité la plus totale, je voudrais fuir, courir pleine de fierté dans mes bottes déglinguées, ne pas me retourner, ne rien regretter, comme les 2 be 3. Je voudrais le faire pour qu'IL comprenne à quel point je n'ai PAS besoin de lui.
Je serais morte deux fois s'il n'avait pas été là ? Oui, bon, et alors, ça ne lui donne aucun droit sur moi.
Il n'a aucun droit de ressurgir en prince conquérant pour m'arracher à une mort atroce, ni d'avoir ces yeux-là, ces boucles-là, cette façon si craquante de passer son pouce sur sa barbe, juste au-dessus de sa lèvre supérieure, là où un charmant petit creux fait une ombre affreusement érotique.
Il est là, et il n'a rien dit, rien demandé, il n'a pas non plus cherché à me culpabiliser, il s'est contenté de monter la tente et de faire un feu. Je sais maintenant qu'il m'a suivie depuis l'incident du canoë. Je sais aussi qu'il ne l'a pas fait en Guillaume, parce qu'il était rongé par une culpabilité dégoulinante de bons sentiments. Pourquoi il l'a fait ? Je n'en sais rien. Et j'ai terriblement envie de percer le mystère.
Enfin, d'abord, je vais le haïr encore un peu.

En hommage à ces charmants animaux, d'un nombre incroyable, majestueux et magnifiques à observer (de loin et au chaud), j'ai quand même pris quelques photos, j'espère qu'elles rendront bien.


En attendant de m'en remettre tout à fait, je vais manger les grillades de Stephen en faisant la gueule, tout un exercice de style en soi.
See you, caribou.......

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mercredi 8 février 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 19

3 Août
 Il faut peut-être que je recontextualise ce qui vient de se passer pour comprendre pourquoi ça m'a paru aussi bizarre. Est-ce que c'était ces quatre jours de trop complètement toute seule le long de la rivière ? La faim qui m'a poussée à rationner jusqu'à la folie les trois barres de céréales et le poisson séché que j'avais au fond de mon sac ?
Déjà, je crois que rencontrer des humains m'a complètement bouleversée, c'était un peu comme rejoindre la civilisation après n'avoir eu comme compagnon qu'un ballon de foot customisé par son propre sang (hommage à Tom Hanks).
Ensuite, sûrement que les chemises à carreaux et les barbes ont rendu la ressemblance tellement proche de l'hallucination que j'ai cru ma dernière heure sonnée. Bien sûr, quelque part dans ma mémoire, je me souvenais de ce qu'avait dit Stephen, dans cet espèce de désert surréaliste et si improbable vue la quantité d'eau que je me tape depuis que j'ai rejoint Kuugaluk, que c'est à se demander si ce n'était pas dans une autre vie ; bref, c'était parti si loin que je ne me souvenais presque plus du job d'été dont il m'avait parlé : rassembler les troncs coupés sur la rivière. Or, c'est exactement ce qu'ils faisaient, ces cinq gars tombés de nulle part.
Bon, recontextualisons pour y voir plus clair : bien loin d'avoir quitté cet état lamentable d’hébétude insondable dans lequel j'avais plongé il y a quatre jours, j'avais au contraire poussé un peu plus loin encore, et je marchais en me parlant à moi-même, en chantant de temps en temps un vieux Jean-Jacques Goldman (et particulièrement, je l'avoue, ce passage si saisissant de "J'irai au bout de mes rêves" qui semble avoir été écrit pour moi : " Et même s'il faut partir, changer de terre ou de trace ; s'il faut chercher dans l'exil l'empreinte de mon espace ; et même si les tempêtes, les dieux mauvais, les courants, me feront courber la tête, plier genoux sous le vent-eeeeeent"), je n'avais pas dormi sous une tente depuis trois nuits (ayant, dans une chaine de circonstances honteuses que je ne décrirai pas ici, laissé filer dans le courant la tige principale et trois ou quatre piquets), et je commençais sérieusement à délirer, comptant des caribous invisibles sur la rive d'en face, quand j'ai entendu le bruit de voix, portées jusqu'à moi par le vent. Des voix humaines, chantantes, bourrues et viriles, des voix de mâles dans la tempête québécoise.
C'était miraculeux et totalement inespéré. J'ai couru, oui, j'ai couru, aussi lamentablement sans doute qu'un bébé girafon qui vient de naître, jusqu'à apercevoir la forme des premiers troncs. Le bruit de la scie électrique faisait vibrer l'air et frisonner les feuilles.
Depuis un jour de marche environ, le paysage avait peu à peu verdi et des sapins s'étaient multipliés de partout. Trop prise dans ma lente agonie en marche forcée, j'avais cessé d'y faire attention mais là il fallait bien que je me rende à l'évidence : j'étais en pleine forêt, et les troncs tombaient autour de moi comme la pluie en Normandie.
D'ailleurs, avant que je comprenne ce qui m'arrivait, un gros type à la moustache blanche s'est jeté sur moi et m'a baragouiné en québécois que je ferais mieux de déguerpir au plus vite. Rester là, c'était sûrement aussi inconscient que de s'assoir pour bouquiner au bas d'un volcan. J'ai trainé ma carcasse plus près de la rivière et c'est là que je les ai rencontrés. Quatre types dans la vingtaine, tous plus athlétiques les uns que les autres, la chemise négligemment boutonnée ou carrément autour de la taille ; un spectacle outrageant mais tout de même seul capable de me faire sortir de ma léthargie. Le sang a dû affluer dans mes vaisseaux sanguins à une telle vitesse que j'en ai perdu l'équilibre.
L'un des types m'a aperçue et il s'est figé dans son vol, tandis que ses trois petits camarades continuaient de sauter de tronc en tronc comme s'il s'agissait de changer de trottoir. Et ça les faisait rire en plus. Ce type avait le cheveux dru et châtain et des yeux d'un bleu limpide (chemise autour de la taille lui, pilosité de type semi-velue tirant sur le blond ; passons les détails, je ne fais ça que pour me rassurer sur ma santé mentale, Kuugaluk n'a pas encore tout ramolli dans mon cerveau). Avec un sourire ravageur, le soleil faisant apparaître de discrètes tâches de rousseur sur son nez (toujours pour me rassurer, ma vue fine n'a pas subi de dégâts), il s'est approché pour me tendre la main.
"Are you all right ?"
Là, je crois que j'ai carrément dégobillé une réponse tellement j'avais de salive dans la bouche. Quelque chose du genre "Ah euh, yes, I'm fine, je crois, enfin, yes, merci. I'm fine. And... Hello."
Le gars a ri - le rire que j'ai toujours imaginé à Rimbaud : insolent de jeunesse. 
" Vous êtes française ?"
J'ai hoché bêtement la tête et Rimbaud m'a gentiment menée jusqu'à ses collègues. Il y avait, si on ne garde que l'essentiel, Chemise Verte (deux boutons défaits au bas du torse, de quoi apercevoir une pilosité de niveau trois, noire corbeau et un élastique de caleçon, ou de boxer peut-être, blanc crème), Chemise Grise (bien fermée et le col relevé, le genre beau gosse jusque sur les troncs, une paire de lunettes accrochée au col, les yeux aussi vifs qu'un laser), et pour finir Pas De Chemise (crâne rasé, mais velu, un cousin de Russel Crowe, les épaules larges et les mâchoires dures).
J'ai un peu perdu tous mes moyens, et sans vraiment les y inciter, ils m'ont raconté leur boulot, le "draving", une version moins dangereuse d'un travail saisonnier vieux comme le monde (ou plutôt, vieux comme les scieries) : on scie les arbres, puis on les coupes en belles tranches et une petite grue les dépose sur la rivière. C'est alors qu'ils interviennent, un grand bâton souple à la main pour sauter de tronc en tronc et rapatrier les évadés, former un beau troupeau de troncs dociles. D'ici quelques semaines, quand il y en aura assez, ils les laisseront suivre le cours de l'eau et descendre jusqu'à la scierie où ils seront débités. Ils m'ont parlé accidents du travail, risques de noyade, plaisirs d'être sur l'eau, décrets écologiques qui réduisent considérablement les possibilités. Moi j'écoutais, un peu niaise. Puis ils m'ont questionnée sur ma présence, et j'ai vaguement évoqué un voyage, du tourisme, l'envie de tester ma nature profonde, bref, des conneries.
Et c'est là que Pas De Chemise m'a coupée dans mon élan :  "C'est une super région, ça c'est sûr. Mais toute seule, comme ça, c'est peut-être pas l'idéal. Moi, je m'en fiche, mais tu ferais bien de faire attention à toi, certaines personnes ne voudraient pas qu'il t'arrive quelque chose de grave".
Bon, d'accord, ça fait un peu paranoïaque sur les bords, et c'est vrai que j'avais sûrement l'air de quelqu'un qu'il faut à tout prix sauver au risque d'avoir sa mort sur la conscience, mais enfin qu'est-ce que ça pouvait lui faire à ce type que je finisse raide au fond de la rivière ? Il l'a dit lui-même : il s'en fiche. Alors pourquoi cette phrase ? Est-ce que j'ai raison de flairer comme un étrange arrière-goût de sens caché ?
J'imagine que même au beau milieu de cette pluie de troncs, les ondes téléphoniques circulent quand même, et si "une certaine personne" avait voulu les contacter, il aurait très bien pu. Peut-être que je perds vraiment la boule cette fois. Mais j'avais déjà quitté les cinq tombeurs du draving depuis longtemps quand ça m'a traversé l'esprit.
Il ne me reste plus qu'à cogiter sur la brochure que m'a donné Rimbaud, une illustration presque trop proche de la réalité du seul pilote de troncs qu'il m'importe encore de croiser sur cette rivière.
Peut-être que cette foutue rivière aux feuilles me réserve encore des surprises, finalement.





















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samedi 4 février 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 18

30 Juillet


Comment réaliser que le temps semble s'être envolé, que d'ici quatre jours et cinq nuits, je dépasserai le stade fatidique du mois passé ici ? Plus qu'un lever de soleil et je me retrouverai en Août, comme par magie, les mains dans les poches, de plus en plus paumée et de moins en moins consciente de l'être.
Je n'ai pas pris le temps d'écrire depuis une semaine parce que ça voulait dire mettre en mots ce que j'ose à peine regarder en face. Je continue tout droit alors que je vois se profiler le gouffre sans fond. D'abord, le gouffre financier : je n'ai plus un rond en poche, et pourtant je ne peux pas faire demi-tour. Ensuite, le gouffre, abyssal, de ma solitude humaine. Je n'ai jamais rencontré autant de gens en si peu de temps, et pourtant mon âme s'assèche comme un poisson au soleil. Je respire Mathéo, je dors Mathéo, je marche Mathéo. Je prends des bateaux, suis des inconnus, accepte de dormir n'importe où, ne regarde même plus ce que je mange, et avance, toujours, comme dans la chanson de Souchon : pas assez d'essence pour faire la route dans l'aut' sens, faut pas qu'on réfléchisse ni qu'on pense, faut qu'on avance.

Sérieusement, je crains un peu quand même pour ma santé mentale. Je n'ai plus grand chose de l'Elina du départ. Je ne me lave plus qu'un jour sur quatre dans de l'eau glacée, avant de m’emmitoufler à nouveau dans ma parka informe, indifférente aux poils qui me poussent un peu partout. C'est peut-être une forme instinctive de survie : ressembler le plus possible aux animaux de la région pour passer inaperçue. Se relier à la nature profonde des choses, à mon âme oubliée de grizzli.
Voilà donc sept jours de passés, sept jours et cinq villages différents. Plus je remonte la rivière, plus les maisons s'amenuisent et se serrent les unes contre les autres. Si le soleil brille plus fort, le vent est aussi plus radical, il ne fait plus de concessions, il vous transperce comme un couteau dans du beurre. Les gens sont aussi plus bourrus, surpris de voir une européenne sur leurs terres.
Depuis hier, le voyage s'est encore compliqué. Si, jusqu'à présent, j'avais toujours trouvé une bonne âme pour m'avancer au prochain village, je me suis retrouvée abandonné à moi-même en quittant "Imuijak". Personne n'avait de bateau, de canoë, ou même de renne disponible. Les vents soufflaient et j'ai plié ma tente. Je ne sais pas depuis combien de temps je marche. Je trace les bottes dans la boue, les doigts congelés, la goutte au nez. Et puis, parfois, je croise un renne. Je sais que lui, au moins, s'en va vers le reste de sa troupe, se réchauffer auprès de ses semblables, faire front contre le blizzard.
Peu à peu le paysage me dévore, entre en moi par tous les pores : ciels chargés, roches déchirées et barrées de longues trainées de fleurs rouges, pierres immenses abandonnées entre les dunes. Si la solitude devait avoir un visage, il aurait sûrement celui-là.

Bien sûr, j'ai pleuré cette nuit et ce matin. Depuis, j'ai la sensation de m'être vidée de toute mon eau intérieure : il y en a trop autour de moi. Rivière, flaques, gouttes-stalactites au bord de la tente à l'aube, boue dans les chaussettes, vase sous les bottes, pluie fourbe dans la capuche et contre la colonne vertébrale. Il m'est quand même resté assez d'énergie pour vomir, il y a peut-être deux heures, comme ça, d'un coup, après avoir essuyé une énième averse glacée. Je crois que mon corps a réalisé avant moi à quel niveau de désespoir je suis engluée : je vomis littéralement la rivière Kuugaluk.


Mais où es-tu, mon amour ? Est-ce que tu veux bien que je t'appelle encore comme ça ? Dis-toi que c'est le cri d'une pauvre folle qui n'a plus vu visage humain depuis douze heures et n'a rien à manger. J'ai besoin de penser à toi, d'imaginer ta tête quand tu me verras, que tu me reconnaitras, que tu me prendras pour une cinglée ; et peut-être que tu seras avec une autre, et peut-être que mon inconscience te révulseras ; que tu te en riras, mon amour.
Et si tu l'avais déjà pris, toi, l'avion pour retourner chez nous ?
Je serais à la recherche d'un rien lamentable.

Je vais monter ma tente et tenter de dormir. Si la rivière est prise de crue et m'emporte, ce ne sera peut-être que le juste ordre des choses.



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