vendredi 11 mai 2012

Rendez-vous à Firehole : partie 5




* * *

11 Août, 2h30

Bon, comme quoi se retrouver face à ses limites une fois de temps en temps, ça a du bon.
Hier soir, saturation absolue de moi-même, j'ai commencé à me taper sur le système toute seule, avec des émotions aussi intenses et détestables que quand j'étais ado, et ça sentait la remise en question de profondeur à 10 000 km. Et alors, j'ai appelé Maman. Eh ben ouais.
Elina a 25 ans et clame à qui veut l'entendre qu'elle s'est faite toute seule et n'a besoin de personne, n'empêche que je me suis bien faite avoir. Il était une heure et demi du matin, j'avais relu ce journal comme une tarée à la recherche de la lumière, d'une quelconque illumination, d'un pardon de mon moi à mon moi, et rien ne venait ; alors j'ai pris le portable de Guillaume où s'affichait toujours le numéro de Stephen, et j'ai appelé Maman. Pas en cherchant son nom dans l'annuaire (qu'est-ce qu'il a pu mettre ? "Belle-maman chérie ?" argh), mais en composant le numéro à la main, comme quand j'avais quatorze ans et que j'appelais pour demander si je pouvais dormir chez Fanny.
Dès que j'ai entendu sa voix j'ai fondu en larmes, et je me suis détestée encore un cran au-dessus.
Maman a été... égale à Maman, mais pour une fois, j'ai réussi à tenir plus d'une minute. Bon, il serait peut-être temps que je prenne sur moi : elle a été super. ça m'arrache un peu les doigts d'écrire ça, mais c'est vrai. 
Je lui ai tout dit. La rivière, Stephen, Mathéo, Guillaume. J'ai cru qu'elle allait s'étouffer ou me faire un sermon ; elle m'a demandé si "on l'avait fait". J'ai ri par le nez et de la morve a jailli sur l'i-phone (vraiment, Guillaume, je suis désolée).
C'est vrai, Maman en fait des tonnes très souvent, elle refuse l'idée qu'une femme puisse vivre sa vie, pense que tous les hommes sont des salauds qui vous trompe à la première occasion ; mais en même temps c'est juste une pauvre aristo désargentée qui se demande toujours où s'est envolé le père de sa fille. Ahah, ça me fait rire jaune, les liens entre nous, ma petite maman. La seule différence, c'est que je n'ai jamais réussi à accepter, que je veux y croire jusqu'au bout. Que je refuse de faire des choix.
Alors voilà, j'ai l'oreille en feu après avoir bousillé le forfait de Guillaume et je pleure comme une gamine de quatre ans en tailleur sur mon lit ; j'ai l'impression de revivre sans cesse le même scénario, de courir après du vent.
Je crois qu'il faut que je fasse un choix. Pas un coup de tête, ça ne vaut rien : un vrai choix. Quelque chose qui fasse adulte pour changer.
En gros :
- rentrer à Paris
- ou appeler Stephen
Après tout, qu'est-ce que je risque ? La barre de batterie du téléphone de Guillaume a viré au rouge cerise, bientôt je ne pourrai plus téléphoner. Même si je connais le numéro par coeur, un jour ou l'autre j'oublierai bien un chiffre.
Il faut que je sorte de cet hôtel, que je marche encore. J'espère qu'un jour, prendre des choix ne me demandera pas trois heures de marche. Qui sait...

7 h

Alors voilà, faire un vrai choix d'adulte, ça a l'air de ressembler à ça : croire mourir avant de le faire, puis n'avoir plus une once d'énergie ensuite.
J'ai appelé le 406 866 555 12. 
Trois sonneries, de quoi craindre l'arrêt cardiaque, puis un homme a décroché. Sûrement pas Stephen, à moins qu'il ait prix cinquante ans d'un coup. J'ai eu l'impression de tomber sur un fumeur en fin de vie, un accent abominable en prime. Je ne sais même plus ce que j'ai dit, j'avais l'impression de tout mal prononcer, c'était atroce. Enfin, j'ai compris une phrase par-ci par-là : "Stephen's not here", 1er point. "He's on the mountains now", ok, c'est noté, je n'ai pas compris le reste. J'ai dû tenter de parler un peu, "Do not speak him I call, please, mister", j'ai compris qu'il me demandait mon nom et je lui ai laissé sans réfléchir, puis la batterie m'a lâchée.
L'i-phone me présente sa belle face lisse et ne démarre plus. Alors voilà, c'est fait, j'ai téléphoné chez Stephen. Maintenant, je n'ai plus aucune alternative que de rester inerte avec ce carnet entre les mains à regarder le jour se lever sur Minneapolis. L'ère adulte a des étranges airs de déjà-vu. A se demander si j'ai vraiment passé la frontière - et si on la passe jamais.







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mercredi 9 mai 2012

Rendez-vous à Firehole : partie 4

10 Août, 23h30


AAAAAAAAAAAAAAAAAH et aussi jjsdfjjsfnnnvhrhgfvnnvhrucbdhgfgrcbxhgy !!!!!!! C'est dit.
Qu'est-ce que je vais faire maintenant, QU'EST-CE QUE JE VAIS FAIRE ???
On va faire comme d'habitude, ne rien changer, ça a toujours marché : écrire tout dans les détails du début à la fin, tout finira par s'éclairer comme par magie.
(sdfnfjfnvndrhygcvhfrfjnvfj)

Donc, je reprends depuis le début. Dou-ce-ment.
D'abord, Minitowoc, l'arrivée du bateau, un dernier auto-stop dans un espace avec trois gamins à l'arrière. Pas de problème particulier, ils m'ont déposée sur le parking d'un motel assez sympa où j'ai dîné et passé la nuit. Des détails dont je me fous, mais il FAUT que je le fasse, dans l'ordre, avec ces petits rien, tous ces petits rien. Lever vers 7h, assez décalée, une petite demi-heure à regarder passer des voitures avant que Sam (photo ci-contre) ne s'arrête. Un super gars, Sam, il devait aller jusqu'à Stevens Point mais il a accepté de pousser un peu jusqu'à Minneapolis, soit deux heures de plus. Un ange. Papa d'une petite fille de quelques mois, complètement dépassé et transi d'amour, il a peur de la casser quand il la soulève de son berceau. J'ai pensé à moi, à mes presque 26 ans, à avoir un bébé dans le ventre. Non, toujours aussi bizarre. 


 Après, ça a été Minneapolis, et Sam m'a fait un rapide tour des principaux points à visiter, avant de s'excuser, sa petite Jessica l'attendait. 
Après les petites routes et les petites villes, Minneapolis fait figure de géant d'acier, typique mais fascinante. Une compétition de building, des gens partout, un beau soleil d'été. 

Je crois que j'étais en train de m'acheter un hot-dog à l'un de ces vendeurs ambulants qu'on voit toujours dans Sex and the city quand le portable de Guillaume a vibré dans ma poche. Numéro inconnu, j'ai remis le portable à sa place. GROSSE DÉBILE. Nouveau vibrement signifiant un message vocal, j'ai laissé vibrer. DOUBLE CONNE.

Je me suis tapé un tripe dans la grande ville, regardé le soleil descendre sur les vitres, puis je suis allée à l'hôtel que j'avais repéré. 

Soirée banale, plateau-repas, Catch me if you can à la télé en bel américain, puis je me brosse les dents, et, comme ça, par pure curiosité, j'ouvre le téléphone de Guillaume et tape 888.

"Bonjour. Vous avez... Six nouveaux messages."
Oh mon dieu.

"Nouveau message. Reçu le 9 à 06h57 : Elina, c'est moi, Guillaume, réponds s'il te plait, je ne dormirai pas tant que tu ne répondras pas. Ta mère...
"Message supprimé."
"Nouveau message. Reçu le 9 à 12h12 : Elina, je veux juste savoir si tu vas bien, décroche, s'il te plait. Ton portable est éteint, je n'ai plus que ce moyen de te joindre, tout le monde ici se demande ce qui te pr..." 
"Message supprimé."
Je passe les autres, j'ai reconnu la voix de Guillaume sur les deux suivants. Dans le cinquième message, c'était Fanny. Détendue, et pas stupide, elle avait bien compris ce que je fabriquais. Et elle massacrait toujours le nom de Stephen, mais en le prononçant à la sensuelle, en laissant traîner le S, "Ssssssteven va bien ?"
Et le message 6 : "Nouveau message. Reçu le 10 à 16h12 : Euh, bonjour, je ne sais pas si je suis au bon endroit (j'ai laissé ma brosse à dents dans ma bouche alors que la mousse me coulait sur les lèvres. C'était un accent québécois.) La messagerie dit que je suis le GSM de monsieur Garnier, mais j'essaye, au cas où... Voilà, je suis Jim, le directeur de Leaf Rivers Outfitts. Je cherchais à joindre la demoiselle qui a téléphoné il y a deux jours, pour le nom de famille de Stephen. Je suis avec un de ses amis, là, et il m'a laissé ses coordonnées. (La mousse dégoulinait carrément sur mon menton et j'ai serré la brosse à dents sans m'en rendre compte. Comme ça m'a fait mal, je suis allée cracher dans l'évier et j'ai vu ma tête. Deux grands yeux de chouette sur un linge blanc). Voilà, son nom c'est Stephen Ryan Collins, il habite à Helena dans le Montana. Son ami n'a pas son adresse, mais son numéro de téléphone, un fixe. Je vous le laisse: 406 866 555 12."
Oui, j'ai appris le numéro par coeur. En réécoutant le message sept fois. 
J'ai son nom, j'ai son numéro, PUT..., je peux l'appeler quand je veux, si je veux, onze chiffres et je l'ai au bout du fil. "Allô... Stephen ?"
Non, je ne peux pas. Je ne peux tout simplement pas.
A un moment donné, j'ai failli reprendre le téléphone pour rappeler Jim, lui demander de choper l'ami de Stephen et lui dire de ne SURTOUT PAS passer le message à Stephen que le cherchais. Puis j'ai réalisé qu'il était 23h passés et que c'était complètement crétin en plus de ça.


Alors voilà. Minuit approche et je sais que je ne vais pas dormir.
Un peu parce que je suis dans un hôtel au milieu du Wisconsin.
Un peu parce que ça m'a fait bizarre d'entendre la voix de Fanny.
Beaucoup parce que j'ai réalisé d'un coup ce que j'étais en train de faire. J'ai laissé Stephen partir, après tout, je n'ai rien fait pour le retenir. La dernière fois où on s'est parlé, avant le canoë, je lui balançais à la gueule que je n'avais jamais eu besoin de lui. Et maintenant je traverse les Etats-Unis pour débarquer chez lui, dans sa vie, alors que je ne sais pas qui il est, après tout ? Et pour quoi au juste ? Parce que j'ai aimé oublier que j'existais quelques secondes, à ses côtés, devant une aurore boréale ? Parce qu'il semble aimer la terre qui nous porte, la nature, le feu, l'eau et le ciel ? Parce qu'il fronce les sourcils ? Mange les brochettes de chamalow à pleines dents avec la distinction d'un gentleman ? M'a porté comme une plume pour me sauver d'un ours et d'une horde de caribous ?

Stephen Ryan Collins. 
Stephen Ryan Collins. Helana, Montana. 406 866 555 12.

Et maintenant ?
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mardi 8 mai 2012

Rendez-vous à Firehole : partie 3


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9 Août 


Voilà Stephanie, 26 ans, coiffeuse. Elle m'a conduite de Buffalo, aux premières heures du jour, jusqu'à Onekama (en Amérique, pas au Japon) où elle travaille. Je dois dire que j'ai un peu regretté Joad. Dans le genre amerloque de base, la pauvre Stephanie se posait là. Très gentille, vraiment, adorable. Mais un rire très bas étage et un peu flippant, des dents trop blanches et une conduite affreusement plate. Même pas un juron quand on lui piquait la priorité aux rond points.
J'ai très mal dormi cette nuit (dans un gigantesque lit rose satin, avec sur le ventre un steak de 300 tonnes, du jus d'orange fluo ultra sucré et une part de brownie trois chocolats pour faire passer le tout ; je ne pouvais rien refuser à la mère de Joad, bonne grosse femme aux cheveux permanentés, elle n'avait l'air d'avoir que ses trois chiens pour compagnie en l'absence de ses fils. L'ainé est en Irak.) Joad a fait son possible pour m'aider à remonter la trace de Mister Mystère. Et j'ai vécu un pur moment de tension : je me suis rappelée l'avion miniature qu'on avait pris à l'aéroport de Grande-Rivière, près de Radisson. Le gars a tout de suite capté de qui je parlais - et je dois dire que mon cœur s'est arrêté une petite seconde - et s'est exclamé "Ben oui, bien sûr, Stephen ! Ah, sacré Stephen." Je n'ai pas relevé, et j'ai simplement demandé son nom de famille. Et bien, le gars ne savait pas. IL NE SAVAIT PAS. Non non, c'était seulement Stephen, ce sacré Stephen. Et point barre.
Après, j'ai pensé au gars moustachu qui nous avait apporté le canoë (paix à son âme) sur le lac Minto. D'ailleurs, il a toujours mon trépied, mon diffuseur de flash et mon imprimante. Mais ce brave monsieur est un fantôme (donc, non contente de me barrer encore je ne sais où pour je ne sais quelle situation impossible, je viens de perdre définitivement pour 150 euros de matériel).
Pas la peine de téléphoner à la boutique où il m'avait acheté ma belle parka rouge, ils n'ont pas pris nos noms, juste l'argent de Stephen (je lui dois combien à part ma vie (deux fois) ?)
J'ai eu un court instant de folie et cherché mon portable de façon fébrile dans toutes mes poches en pensant à Fanny (il lui avait téléphonée après l'accident, toujours aussi étrange d'ailleurs), puis je me suis dégonflée comme un soufflet : elle ne savait même pas prononcer son prénom correctement, alors son nom de famille... Et puis, franchement, j'ai envie de tout sauf d'avoir Fanny au téléphone.
Après, en continuant de remonter le fil de mes pensées, j'ai réalisé que Stephen m'avait quittée là. Après ce baiser. Cet espèce d'instant tellement familier, comme on passe la main dans les cheveux d'un gosse qu'on connait.
Dans mon journal, après ça, c'est que des pages et des pages de marche et de faim, de magnifiques Inuit, de désespoir. Et puis les caribous, son retour, la tente, le vin, l'aurore.
J'arrête là.
Bon, alors, en gros, il me reste une seule petite piste en dehors de Guillaume, et c'est Mathéo. A lui, je pourrais demander des infos sur Stephen, s’il lui en a donné. Mais je n'ai aucun moyen de le joindre où il est.
Mais POURQUOI j'ai laissé ce canoë partir ? POURQUOI, POURQUOI, P.O.U.R.Q.U.O.I.
Rives du lac Michigan

 Revenons un peu à l'instant présent, en attendant le suicide. La vie a encore l'air pas trop mal : je suis sur un bateau qui relie les deux rives du lac Michigan, et ça sonne tellement Chicago, "Urgences", pulsations américaines, c'est assez fou. Je ne suis pas sûre d'avoir choisi la meilleure option niveau temps et confort : 122 km de traversée ! Je serai de l'autre côté d'ici deux bonnes heures, et on a parcouru la moitié du chemin. Le bateau est bondé de touristes en k-way et casquettes multicolores, les enfants courent partout.

Je pense tenter un dernier auto-stop pour rejoindre Steven Points. C'est assez rigolo, grâce à Google Earth, je viens de remarquer que je n'ai plus qu'à tracer "en ligne droite" (est-ce que ça existe sur notre belle Terre ronde ?)

Ne regardons pas les détails : cinq états différents à traverser, c'est un jeu d'enfants pour une experte comme moi. Le pire, c'est que ça m'éclate. Je perds la tête, j'avais jamais dépassé les frontières de l'hexagone, et voilà que je prends mon pied à traverser un continent.
Le bateau devrait arriver d'ici une heure. Je vais aller regarder l'eau et attendre pour prendre une photo de Manitowoc (décidément, les sonorités ici, c'est très étrange).
See you, camarade.
Arrivée à Minitowoc, Wisconsin, 18h

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lundi 7 mai 2012

Rendez-vous à Firehole : partie 2

Toujours le 8 Août, 15h50




Bon, je respire un coup, 1er auto-stop, 1er bon contact. En même temps, j'ai joué la sécurité, j'ai évité le lever de pouce en sortie de bretelle d'autoroute et je me suis contentée de chercher une bonne âme sur le parking de la gare. Ok, ça m'a pris un moment, mais je suis finalement tombée sur un gentil petit gars, sûrement pas bien âgé, merci les lois américaines (au départ, j'ai eu peur, mais il conduit bien et calmement). Du coup, je viens de passer la moitié de la journée à baragouiner un anglais approximatif, à rire à des blagues que je ne comprenais pas, et à ressentir mes premières sensations des grands road-movies : chaleur, fourmis dans les jambes, envie de grignoter insatiable. Mon premier conducteur s'appelle Joad, j'ai appris qu'il rentrait chez ses parents à Buffalo, dans l'Etat de New-York (c'est donc là que nous allons) après avoir visité une partie du Québec. Sa petite copine habite là-bas. Il dit que les relations à long terme, ça ne marche jamais, qu'il y met tout son argent pour ne rester à chaque fois qu'une semaine. Qu'il lui manque l'essentiel.
Je crois que j'en sais quelque chose. N'empêche que certaines sentiments ne disparaissent pas, qu'on y mette cent ou mille kilomètres, alors que parfois tellement de choses séparent les gens quand ils vivent ensemble. Je sais, ça fait philosophie à deux balles, mais c'est vrai.
Bref. J'ai un peu tâté le terrain grâce à Joad, et ça sent le marais : comment retrouver un citoyen américain quand on sait seulement qu'il s'appelle Stephen, a de superbes boucles brunes et s'achète presque exclusivement des chemises à carreaux ? Peut-être qu'il y a des boutiques spécialisées en chemises à carreaux à Helena, et qu'il a sa carte de fidélité ? Plus sérieusement, j'ai pensé joindre les quatre incroyables dompteurs de troncs avec qui il fait du daving, mais impossible de trouver l'adresse de l'usine qui les embauche. Maintenant, je me mords les doigts jusqu'au sang de ne pas avoir écrit quelque part l'adresse de ces petites bicoques où on nous a sauvé la vie après l'accident de canoë. Il avait dû régler la note pour notre passage, laisser son nom quelque part. Mais j'étais trop en colère contre lui pour me soucier de ça, à ce moment-là.
Peut-être qu'il a donné son nom à Guillaume ? Bon, deux raisons pour laisser tomber cette piste : 1) C'est moi qui ai son portable, 2) ça ferait vraiment, mais vraiment salope de l'appeler pour lui demander ça (hey, salut Guillaume ! Bien rentré ? Au fait, est-ce que le gars pour qui je t'ai largué comme une merde dans l'aéroport t'aurais dit comment il s'appelle, par hasard ? Ah, et est-ce que tu peux passer arroser mes plantes, je vais être absente encore un moment...")
A midi, Joad a tenu à ce qu'on s'arrête dans un de ces petits restau de bords de route qui sentent la frite et la gasoil. C'était vrai:ment le truc typique, serviettes à carreaux, serveuse blonde à chewing-gum et petite jupette. J'ai mangé le truc le plus répugnant de toute ma vie, mais c'était affreusement bon.






On a tracé tout le reste de l'après-midi, six heures de route entre Montréal et Buffalo. On vient de faire une pause parce Joad tenait à me montrer le lac Ontario, et il a bien fait. 
C'est bourré de touristes près de la marina, mais en s'éloignant un peu, on découvre une lande sauvage qui me fait penser au sud de la France. D'ici moins d'une heure, on sera à Buffalo, et Joad a dit que je pourrais dormir chez ses parents sans problème. Il m'a aussi assuré qu'il m'aiderait autant que possible à mettre la main sur l'adresse de S... De nos jours, avec l'apogée d'internet, ce serait quand même dingue de pas réussir à localiser un habitant de la planète avec seulement son prénom.... Si ?


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samedi 5 mai 2012

Rendez-vous à Firehole : partie 1




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8 Août

Dans quelle galère je me suis encore fourrée ! C'est juste pas possible d'être moi. Tout l'argent que j'ai pu économiser va vraiment y passer cette fois. A tel point que j'hésite à revendre l'i-phone de Guillaume (qui n'a pas cessé de sonner d'ailleurs) mais je me dis que ce serait vraiment le désavouer, après ce que je lui ai fait en le plantant dans le hall de l'aéroport. Surtout pour m'embarquer dans ça.
Je serais une bonne candidate pour Vie de Merde.fr, pour ma fameuse lecture des cartes. Ok, j'étais dans un état second et l'écran du téléphone ridiculement petit, mais quand même. Voir Helena a une heure de train maxi, fallait avoir fumé. Bien entendu, c'est seulement en déboulant à la gare que j'ai réalisé l'étendu du désastre (je plains l'employé du guichet qui s'est coltiné mon cas).


Donc, maintenant que je me retrouve toute seule avec dix fiches horaires en mains, j'ai tout le temps de me pencher sur les "détails" ma nouvelle lubie ("ma folie, mon envie, ma lubie, mon i-dylle !" Bien vue, Vaness). Donc, premier point : heureusement que je ne comptais pas faire ça en voiture. Zéro euros de péage ? Sont fous, ces américains. Un petit 400 euros de carburant, c'est pas tellement, tout bien considéré. Hum.
N'empêche, si je fais le calcul, je crois qu'il va bien falloir que je me coltine de l'auto-stop. Autrement, ça me coûtera les yeux de la tête : rien que pour faire une tranche du voyage, Toronto-Chicago par exemple, il me faudrait 400 euros. Comment est-ce qu'il se débrouille, cet enfoiré dont je ne prononcerai pas le nom ? Je sais que des petits avions de petites compagnies genre "Aire Creebec" proposent de traverser une partie du Québec. Il a dû passer par le haut de la carte, moi je pars par le bas. On fait la course ?
Sérieusement. Le jour commence à se lever, Guillaume doit être dans l'avion pour Paris. Le pauvre, j'imagine sa tête quand les haut-parleurs de l'aéroport ont diffusé mon message : "Monsieur Guillaume Garnier est demandé à l'accueil, Monsieur Guillaume Garnier." Il a dû penser qu'on m'avait enlevée, tuée, que je m'étais jetée sous les roues d'un avion.

Bref. Me voilà devant la gare de Montréal, j'use la batterie de l'i-phone en tapant nerveusement tout ce qui me passe par l'esprit : dans Google, Helena, Montana. Google Earth, photos de touristes, clocher d'église orange sous une neige épaisse. Images de moutons entre deux montagnes. Google : auto-stop fille conseils ; Wiki-travel dit Si vous êtes une fille, pensez à prendre le numéro de la plaque avant de monter dans la voiture. Euh... D'accord. Vous en avez d'autres comme ça ? 

Maman, excuse ta fille si on ne retrouve rien de moi, ou tout juste ce journal, qui sait. Il FAUT que je voie ces montagnes, c'est tout. Tiens d'ailleurs, pourquoi je cherche Helena moi d'abord ? 

Beeeeeen voilà ! C'est beaucoup mieux. Parc du Yellow Stone, à seulement 30h et 16 minutes. Une formidable économie de 80 euros ! 
Merci Viamichelin.fr... Bon, ben j'vais lever le pouce, moi.

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dimanche 29 avril 2012

Kuugaluk (et moi ) : partie 24

6 Août au matin

La nuit porte conseil. Le genre de phrases toutes faites que maman aime bien et qui s'avèrent tout à fait justes bien malgré moi. Je pourrais pinailler sur des détails, puisque je n'ai pas dormi. Alors, est-ce que ça compte ?

J'ai erré dans le village un moment, mais l'image du canoë ne cessait de me revenir, alors j'ai accéléré le pas. J'ai tourné le dos au campement pour ne pas risquer de croiser qui que ce soit. La nuit était d'une pureté absolue, comme je sais que je n'en trouverai pas ailleurs. L'eau clapotait, des oiseaux passaient au loin, les feuilles frissonnaient, et le ciel ne semblait pas finir. Une brise froide me chatouillait le nez, elle sentait la glace les matins d'hiver. A quelques kilomètres à peine, les icebergs se forment, les ours blancs marchent sur la banquise. Des communautés d'hommes se serrent dans des igloos, des enfants dorment contre leurs mères sans jamais rien avoir connu d'autre. C'est complètement fascinant. Moi je pleure parce que j'aime trois hommes à la fois et que j'ai peur de ma vie. Chacun ses soucis, j'imagine. Mais dans cette solitude totale, alors que mon cœur hurlait, j'ai eu envie d'être quelqu'un d'autre. D'être ailleurs, de renaître, de mourir, peut importe, mais de changer pour quelques secondes cette si familière et si écrasante certitude d'être MOI. A deux ans et demi je préférais déjà refuser une glace plutôt que d'affronter le choix impossible de la fraise ou de la vanille. Sans parler du chocolat. 
Est-ce qu'on change jamais vraiment ?
Et puis je me suis assise pour regarder le noir faire table rase du monde entier, recouvrir la grande famille des hommes et de ses créations. J'ai beau n'être qu'une gourde d'une nostalgie pathétique, incapable de jeter les vieux tickets de cinéma ou les plans de métro, je viens de réaliser l'une des choses les plus grandioses de ma vie. Je voulais partir et prendre des photos, ça aussi c'est vrai depuis que j'ai trois ans. Certains jouent leur vie pour une carte de poker, d'autres rêvent de de collectionner les limousines, moi je découpais les images de paysages dans les magasines de voyage en priant pour traverser le papier.
Je devais faire ce voyage, et je devais le faire pour moi. Jusqu'au bout. Jusqu'à cette rive. Jusqu'au point de rupture. Et si je ne peux pas faire autrement, alors il faudra bien que je finisse le voyage avec mon bon vieux moi, que je me prenne par la main pour aller au bout. Si j'ai franchi les kilomètres et remonté les rivières, je peux bien y arriver. Kuugaluk, la vie, c'est du pareil au même : ne pas lutter contre le courant et se laisser porter.
Le jour vient de se lever, et j'ai mal au crâne à force d'imaginer le futur et de réécrire le passé. Rien ne doit plus compter que ce nouveau jour sur le monde ; au loin, de l'autre côté du soleil, il y a le présent.

J'aimerais me promettre de ne plus faire les mêmes erreurs, mais est-ce que j'ai le choix ? Qui sera le prochain Guillaume que j'abandonnerai lâchement, pour un prochain Mathéo, avant de profiter des qualités de cœur incroyables d'un prochain Stephen que je ne remercierai pas ? J'ai marché vers le village sans regarder devant moi, et j'entends qu'un des hommes m'appelle. Je ferme la parenthèse pour le moment.

Plus tard

Mon sac est fait, maintenant que je peux y rajouter ce magnifique ours que Mathéo a laissé pour moi. Sous le socle, il a gravé quelques mots de son écriture fine et serrée : "Merci d'avoir fait tout ce chemin. Que la route du retour te soit belle. M."
Un des hommes du village m'a expliqué que cette sculpture représente la ténacité et la patience devant l'obstacle. Elle dit aussi qu'il faut respecter ses limites, car la beauté est dans le combat et non dans la victoire. Voilà de quoi me convaincre une bonne fois pour toutes de faire ce que je ne veux pas : retrouver Guillaume pour prendre l'hydravion avec lui.
Il doit être quelque part sur la rive d'en face. De toute façon, je n'ai plus assez d'argent pour payer quoi que ce soit. J'aurais préféré rentrer seule, mais s'il y une chose que ce voyage m'a appris, c'est que la fierté a le goût de la solitude. 
La rivière aux feuilles va toujours, sans se soucier de rien. 


7 Août, 05h17, Aéroport de Montréal

Mon dieu, j'ai l'impression d'émerger d'une longue nage sous la surface. Mes oreilles sifflent et mes yeux piquent. Le monde a continué de vivre pendant que je me perdais dans les contrées nordiques, il est bien vivant même, sifflant, hoquetant, poussant des valises dans tous les sens. Guillaume est parti acheter des sandwichs qui lui coûteront sûrement la moitié des prix des billets pour Paris. Je suis assise comme une loque, une jambe de chaque côté de ma valise, toujours dans ma parka rouge qui sent la mousse. Quelques heures à peine me séparent de Kuugaluk, du lever de soleil sur ma vie... Et me voilà plantée comme un sac de courgettes devant le tableau des départs. 

On parle québécois autour de moi, ça me fait sourire au fond de ma léthargie. "T'excite po l'poil din jambes toua, crie un homme moustachu à une petite femme obèse. On va po l'rater, lo, j'm'en va chârcher les tickets asteur !" La femme répond en postillonnant : "Oh c'est bon hin, capote po !"
Je sens que ça va me manquer, ça aussi.
On est au milieu de la nuit et tout vibre autour de moi. C'est à la fois atroce et rassurant de m'imaginer gare St-Lazare en fin de matinée, seule avec mon billet pour Caen, bientôt maman sur le quai de la gare et mon lit d'enfant. 
C'est rigolo, aussi, de retrouver les nouvelles technologies. Guillaume m'a laissé son i-phone et je traine sur Facebook sans me connecter. Mon doigt a dû riper, ou c'est la consonance si proche de mon prénom, mais j'ai demandé à Google Map de me situer Helena. Eh bien, c'est au Montana. Je me demande ce que fait Stephen là-bas. Son père avait besoin de lui pour la nouvelle saison... Est-ce qu'ils élèvent des vaches ensemble, dans une ferme polie par des vents rouges, envahie par des chiens sauvages, alors que la seule femme de la maison étend le linge d'une main et leur verse de la citronnade de l'autre ? Houla, je dérive totalement. Le Montana est à la frontière avec le Canada, rien à voir avec les terres arides du Texas. Mais alors.... C'est à deux pas d'ici. J'imagine qu'en train, ça ne doit pas prendre plus d'une heure. MON DIEU, en plus c'est à quelques kilomètres à peine de Yellow Stone, genre LA réserve naturelle que j'ai toujours rêvé de visiter.
Je ne sais pas pourquoi je pense à ça. Ou plutôt je sais. Mon deuxième rêve après le Canada, c'était Yellow Stone. Prendre un jour au moins UNE photo de ces incroyables chutes d'eau qui dévalent les Rocheuses.
De plus en plus grave. Guillaume va revenir d'un instant à l'autre. Il va revenir, je vais ranger ce journal au plus profond mon sac et je vais mâcher le sandwich, mâcher et encore mâcher.
Ou alors je fais en dix secondes ce que mon cerveau me chuchote en mode subliminal : 1) Rangage d'affaires effréné, 2) Distributeur de billets repéré près des toilettes des filles en arrivant, 3) portes transparentes donnant sur la rue, où le taxi nous a précisément déposés, 4) Taxi, 5) Gare de Montréal, 6)... Pour le 6, on verra.
Je crois que je suis en train de prendre la pire décision de toute ma vie. Je crois qu'il FAUT que je prenne la pire décision de toute ma vie. Et vite, où Guillaume va me voir en train de m'enfuir avec son i-phone flambant neuf.

J'y vais pour les montagnes. Juste prendre en photos les montagnes et revenir. 
D'abord, je n'ai même pas son adresse ni son nom de famille.


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samedi 14 avril 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 23

Quelque part entre le 5 et le 6 Août


Mon corps hurle qu'il veut dormir par tous les pores, mais je dois d'abord tout noter ou j'ai peur que les choses m'échappent. Trois discussions, trois émotions, une seule et pauvre âme pour tout contenir. Est-ce qu'on peut exploser à force ?
Au moment série B où ils hurlaient mon nom tous les trois, j'ai cru que le sol s'ouvrait sous moi et mes genoux ont commencé à s'entrechoquer comme des maracas. Assez comique, j'imagine, toujours est-il que j'ai failli m'évanouir pour la troisième fois en moins de dix heures. Qui a été le plus rapide ? Mathéo, forcément. Peut-être ces mois passés dans la jungle abandonné de toute civilisation, mais il avait l'air aussi vif et rapide qu'un écureuil. Stephen n'a pas été mal, non plus, mais je dois dire qu'une fois dans les bras de Mathéo, qui m'avait ratrappée dans l'exacte position d'un final de tango, j'ai totalement oublié sa prestation. S'il y avait un concours du sourire de grosse niaise, j'aurais sûrement gagné le jackpot à ce moment-là. C'était terrible. Je venais de me faire sauver par mon ancien amour au fin fond des contrées sauvages du Nunavik, Canada, après avoir parcouru presque sept mille kilomètres pour le retrouver ; il n'avait aucune idée de ce que je faisais là ; tous les jugements pouvaient à ce moment lui traverser l'esprit, avec, en top 3 :
" Elle est quand même pas venue me retrouver jusqu'ici ? Elle est complètement tarée ou quoi ?"
" Elina, c'est vraiment toi ? Mon dieu, mais tu ressembles à un zombi ! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de ça ?"
"C'est pas possible, elle a fait tous ces kilomètres pour me voir... Comment je vais pouvoir lui dire que je ne l'ai jamais aimée ?"
Étrangement, sur le coup, il n'y avait rien de tout ça dans ma tête, juste une pluie d'étoiles, et j'ai souri bêtement. Je crois même que j'ai laissé échapper un petit gémissement de chiot satisfait.
"Elina ?" a répété Mathéo.
Il faut que je prenne un moment pour bien tout noter. Il était FORMIDABLEMENT beau ; c'était les mêmes yeux verts lumineux et les mêmes joues creusées ; mais avec une barbe clairsemée d'un brun presque roux, et sa peau avait pris la couleur du pain doré. Quelques cheveux et poils blancs lui donnaient un air d'aventurier savant. Et avec la position que j'avais dans ses bras, je pouvais voir une multitudes de colliers en corde colorés autour de son cou, reliques de ses bracelets du lycée. Il était habillé très simplement, d'une chemise et d'un pantalon en toile beige. Même si je l'avais imaginé dans le hall d'un aéroport en veste de cuir marron et chemise blanche, cette tenue avait un furieux parfum de course dans les bois et de cabane dans les arbres, peau de bête lancée négligemment sur un plancher de branches, corps réconciliés avec la nature, seuls dans les frémissements du vent, cheveux fous parsemées de fougères.
C'est à peu près la seule image qui me venait à l'esprit alors que je souriais toujours, incapable de quoi que ce soit d'autre.
"Il faut l'allonger dans la tente, a alors dit Stephen en posant sa grande main sur mon petit bras. Les pieds relevés."
"Je crois surtout qu'il faudrait qu'elle mange un peu" a répondu Mathéo en m'aidant à me remettre debout.
"Oh ma chérie, a alors fait Guillaume en se dépatouillant dans la toile de la tente. Tu dois avoir soif avec cette chaleur, peut-être qu'un peu d'eau sur le front..."
J'ai vu se profiler ce qui m'attendait si je restais là avec eux, et cette vision m'a profondément révulsée. J'avais fait le choix de partir seule, de continuer seule, quelles qu'en soit les conséquences, c'était pas pour me retrouver entourée comme une mamie qui a fait une mauvaise chute dans l'escalier de l'hospice.
"Il faut que... je dois... pardon", j'ai dit à peu près, en battant des bras comme un moulin à vent. Je voulais juste qu'ils disparaissent, tous, que tout ça disparaisse. J'ai battu en retraite dans la tente, et j'ai écris. Puis, il a bien fallu que je fasse face (belle allitération au passage), et j'ai décidé de parler d'abord à Guillaume. Mathéo pouvait attendre, il avait bien attendu cinq ans, et en plus je suis sûre que Stephen lui a tenu compagnie en lui expliquant à sa façon ce qui m'avait amenée ici (j'espère qu'il a sauté le passage de l'aurore boréale).
Bref, en sortant de la tente, j'ai trouvé les trois garçons assis autour d'un feu, chacun une grillade à la main. J'ai cru que j'avais traversé une dimension sans m'en rendre compte, une fenêtre de Phillip Pullman peut-être. Mon univers était terriblement sans dessus-dessous. Il fallait que j'agisse.
"Guillaume ? j'ai dit, et ma voix était fine comme un filet d'eau.
Il a relevé sa bonne vieille tête de parisien, ses deux grands yeux de chouette d'un bleu lavande. J'ai eu terriblement honte de moi.
"Tu peux venir s'il te plait ?"
Je n'ai pas eu le courage de continuer de regarder droit devant moi, ce que j'avais aperçu me suffisait ; Mathéo avec deux boutons d'ouvert à sa chemise, les yeux brillants comme un petit garçon et le sourire-fossettes, Stephen accoudé sur son genou, son gros poing soutenant sa belle mâchoire, l'ombre tombante lui dessinant un profil de statue grecque. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien se dire, bon sang ??
Bref. Guillaume s'est levé et je suis rentrée dans la tente avec lui. J'avais un mal de ventre abominable et des tremblements involontaires. Je crois que j'ai réalisé d'un coup ce que sa présence ici signifiait, et à quel point j'avais été horrible avec lui.
"Assieds-toi", j'ai dit en désignant le lit avant de m'installer à côté.
Il avait ce petit air perdu de labrador, mais c'était lui. Il était comme ça, il avait toujours été comme ça. Et il n'avait jamais demandé que je lui mette le grappin dessus en pleine soirée, alors qu'il avait tellement l'air de penser que j'étais beaucoup trop bien pour lui, alors que j'avais picolé un rhum-coca de trop et que mes copines me tânaient, que j'avais envie de me prouver que je pouvais plaire ; il n'avait jamais demandé non plus d'être l'objet de remplacement, celui qui sert en toute occasion et surtout pour les repas en famille parce qu'il est poli, n'a pas d'opinion politique et propose de faire la vaisselle. Il n'avait surtout pas mérité de poiroter à Paris entre ma mère et Fanny, à se faire un sang d'encre alors que je traversais des rivières sans penser un lui un seul instant.
Bon, j'aurais pu lui dire ça. J'ai fait plus court et plus minable.
"Excuse-moi... Je suis désolée de t'avoir accueilli comme ça tout à l'heure... C'est fou que tu ais fait tout ce chemin pour me retrouver, c'est vraiment... Vraiment gentil."
J'ai vu ses yeux prendre une teinte plus sombre. C'était étrange ; je n'avais pas remarqué, mais il avait perdu du poids, et je me suis rappelée la façon dont il se tenait autour du feu de bois. A l'écart, la tête baissée. Et là, il a dit une des choses les plus terribles que j'aie entendu jusque là. J'ai eu envie de m'achever moi-même tellement je ne méritais pas d'être en vie.
"Je sais, Elina, je suis gentil. Depuis le début, c'est comme ça. C'est pas seulement toi, j'ai toujours été comme ça. Qu'est-ce que j'y peux ?"
Il a fait une pause, a relevé ses yeux clairs sur moi et j'ai essayé d'avaler ma salive : ça ne passait pas.
"Je suis le bon copain, celui à qui on confie tout, même son coup de cœur pour le voisin d'en face. Parfois j'en suis fier. Le reste du temps ça me donne envie de vomir. Je savais qu'avec toi ce serait la même chose, je ne t'en veux pas. J'imagine que c'est ce que je crée chez les gens. Toi, tu as tout ce qu'il faut. Tu es une personne tellement magnifique... Chaque jour que j'ai passé à tes côtés, je l'ai adoré, je l'ai adoré en sachant que ce serait peut-être le dernier. C'était comme admirer une belle toile à quelques minutes de la fermeture du musée. Un amour en sursis, en quelque sorte..."
Il s'est tu, puis il a secoué légèrement la tête, comme s'il cherchait à se débarrasser de ses idées. Je n'aurais jamais cru qu'il puisse dire quelque chose comme ça, et il a fallu que je cligne plusieurs fois des yeux pour remettre mes idées en place.
"Je savais quand tu es partie. Je n'ai pas cherché à te retenir. Je ne vais pas non plus chercher à te raccompagner en France. Je sais que tu feras au mieux."
Il s'est levé, et j'ai balbutié dans le vide un moment :
"At... Attends, je... Je n'ai jamais voulu... En fait, si... Tu as raison. Je t'ai utilisé, et j'en suis terriblement désolée. Guillaume, vraiment... Tu es quelqu'un de super. S'il te plait, ne me déteste pas."
Ne me déteste pas ? Non mais, est-ce qu'on peut faire plus conne égoïste ? Je me demande ce que j'ai, parfois. 
Il a eu un pauvre sourire, puis a haussé les épaules.
"J'ai un petit bateau à moteur, et de quoi m'installer. Alors je vais passer la nuit prochaine sur les bords de la rivière. Ta mère m'a donné largement assez d'argent pour payer un hydravion. Si tu veux, on peut être à Paris demain soir. Je t'attendrai..."
Il ne m'a pas regardée en face, et c'était pire que tout. J'ai eu l'impression d'être un guano sur le bord d'un trottoir. Quand il est sorti, toute mon âme s'est rapetissée au fond de mon ventre.
Un amour en sursis ? Non mais, Guillaume, pourquoi tous ces textos sans fond ni forme alors qu'il y avait ce poète incroyable au fond de toi ? 
Je suis restée un moment immobile, la main figée dans le geste de le retenir, puis un sanglot m'a submergée comme une vague de fond. Je me suis mise à pleurer bruyamment sans aucune gêne. C'était assez atroce, et j'ai cru que ça ne finirait pas. C'est alors que j'ai entendu frapper doucement sur l'armature en bois de la tente. Je me suis arrêtée d'un coup. On se sent toujours assez ridicule quand on est pris sur le fait, dans ce genre de situation. Pleurer fort, parler toute seule, se trimballer à moitié nue. 
C'était Mathéo, et il avait l'air passablement inquiet.
"Oh, ça va, ça va, t'inquiète pas", j'ai dit alors que les larmes coulaient encore à grands flots et que mon nez gouttait tout seul. 
Il tenait un mouchoir, et j'ai nettoyé le gros des dégâts.
"Excuse-moi, j'ai dit. Je dois pas être belle à voir..."
"Tu es superbe."
J'ai senti ma respiration se bloquer dans ma gorge, et l'émotion aurait été totale si une goutte n'avait pas encore coulé de mon nez sur mes mains.
"C'est ça" j'ai murmuré en tentant de rire.
"Non, je le pense, Elina."
J'ai relevé la tête vers lui, et il était tellement lui et tellement autre à la fois, ça m'a donné envie de pleurer encore.
"Stephen m'a expliqué..."
"Oh."
"Je ne pensais pas... Te revoir ici. Pas aujourd'hui. Un jour, j'en étais sûr, mais pas aujourd'hui. Je te remercie d'avoir fait autant de route. J'aurais voulu avoir déplacé mon voyage de six mois, histoire de t'éviter les caribous et les accidents de canoë."
Il a ri, avec ce même rire court et franc qu'il avait au lycée. J'ai encore eu honte, qu'il ait entendu ça de Stephen, que Stephen ait eu à lui dire. C'était profondément injuste, toute cette situation. Je n'avais pas le cœur à rire avec lui, et j'ai parlé sans même m'en rendre compte :
"Je voulais juste être sûre que tu étais heureux."
Le silence s'est installé entre nous, étrange et palpitant. C'était une vérité tellement exacte, que je ne voyais rien d'autre à dire. C'était pour ça que j'avais pris cet avion.
Il a eu un sourire adorable, a ouvert les mains pour englober la tente.
"Eh bien, oui. Je suis heureux, Elina. Heureux comme j'ai toujours voulu l'être... Et je crois que j'ai trouvé ma place. Les gens ici sont comme une deuxième famille. Ils m'ont un peu adopté..."
Il a eu encore un rire, puis il a fait glisser une de ses manches. A son poignet, il avait encore le bracelet en cuir gravé à mon nom.
"Mais je n'oublie pas d'où je viens. Je n'oublie jamais."
A ce moment-là, j'étais vide et sereine. C'était assez étrange, mais de le voir me parler de sa vie avec cet air paisible, j'ai compris que nos chemins s'étaient séparés il y a cinq ans, et que je n'avais pas besoin de plus.
"Je voulais juste te dire pardon, Mathéo. Je n'ai pas réussi à t'attendre. Je n'ai pas réussi à te savoir loin de moi. J'ai été mauvaise, débile, injuste... Je n'ai jamais voulu te faire souffrir à ce point."
"Je sais. Il fallait que nous vivions nos vies... J'espère juste que tu pourras continuer ta route, maintenant. C'est un formidable cadeau de t'avoir ici. Si tu veux, j'aurais des tas de gens à te présenter..."
"J'en serais ravie. Mais je ne sais pas... Je ne sais pas ce que je vais faire..."
 J'ai alors encore parlé sans avoir réfléchi :
"Il faut que je parle à Stephen."
Mathéo a hoché la tête, lentement, puis il s'est levé. 
"Il est parti ranger ses affaires dans le canoë. Je pense que tu devrais te dépêcher. Je te remercie encore d'avoir fait ce voyage pour venir jusqu'ici. Je devrais rendre ma thèse bientôt... Mais je ne sais pas si je vais le faire. J'aurais des raisons de rester ici, et d'y faire ma vie. Alors, à quoi pourrait servir un diplôme ?"
J'ai entraperçu dans ma tête une jeune Inuit au sourire éclatant, aux longs cheveux noirs, le tenant par la main avec toute la fierté de l'amour. J'ai été heureuse pour lui.
"Tu peux m'écrire chez ma mère, j'ai répondu. Elle n'a pas changé d'adresse. Elle n'a pas changé tout court, d'ailleurs..."
Cette fois, on a ri ensemble, puis il s'est penché pour me prendre dans ses bras. Je sentais qu'il était déjà un peu ailleurs, et moi aussi. Alors on s'est séparés sur un dernier sourire, et j'ai su qu'il allait rejoindre sa seconde famille, en paix avec lui-même. C'est comme ça que je me sentais moi aussi... A un détail près.
Mon cœur a commencé à tambouriner quand je n'ai pas vu le sac de Stephen auprès du feu. Il a fallu que je me demande à un Inuit pour qu'il me guide, la nuit était tombée et je ne savais plus par où rejoindre les rives. D'ailleurs, dans l'état où j'étais, il aurait tout aussi bien pu faire jour.
Stephen était en train de visser le bidon et de l'arnacher dans le canoë quand je suis arrivée. J'ai vu son visage sombre se tourner vers moi. J'aurais payé tout l'or du monde pour avoir le traducteur de ses expressions, là, à cet instant.
"Tu... Tu t'en vas ?" j'ai dit, à bout de souffle. Mes yeux étaient secs mais je ne sentais plus mon cœur dans ma poitrine.
"Il faut que je rentre chez moi, à Helena. Mes parents attendaient mon retour plus tôt."
"Ah."
Je suis restée plantée là, au bord de l'eau, alors que la nuit nous enveloppait. Je ne savais plus quoi dire, tout s'était envolé.
"Mon père a besoin de moi pour préparer la nouvelle saison", a encore dit Stephen. Puis il a chargé son sac dans le canoë.
"Tu vas pas voyager de nuit, quand même ?" j'ai dit en faisant un pas vers lui. Je le sentais déjà parti, étranger, ça m'a donné froid.
"Je vais juste avancer un peu, trouver un endroit où dormir un peu plus haut."
Puis il a enfin cessé d'installer le canoë. Je l'ai vu soupirer, sa grande poitrine s'est gonflée sous sa chemise.
"Tu as pu faire ce que tu voulais, il a dit, sans aucune amertume dans la voix. Tu dois être heureuse."
Je pensais que c'était vrai en partie, j'ai acquiescé. Une distance de cinq pas nous séparait encore.
"Tu devrais rester éveillée un peu cette nuit. Il y aura sûrement une autre aurore boréale. Généralement, elles se produises plusieurs nuits de suite."
Je n'ai pas su quoi dire. J'aurais dû marcher, parler, rire, faire n'importe quoi. Stephen a encore eu un soupir, plus bref, puis il s'est agenouillé près du canoë pour l'éloigner de la rive. Je sentais ma gorge se nouer au point de ne plus pouvoir respirer.
"J'espère que tu rentreras bien chez toi" a encore dit Stephen avant de monter dans le canoë qui commençait à dériver.
Je crois que j'ai dit "Toi aussi". Et la rivière a eu un élan, le vent a fait une vague, le canoë s'est éloigné.
J'ai vu tous les films à l'eau de rose que j'ai digérés depuis mes dix ans défiler dans ma tête : il court dans les couloirs de l'aéroport, saute les tourniquets, bouscule les hôtesses de l'air, évite de justesse la police et la ratrappe à l'entrée de l'avion ; elle quitte son mari plan-plan sur un coup de tête et saute dans un taxi, en sort finalement à cause des embouteillages et arrive à la gare alors qu'il allait monter dans le train pour Taïwan. 
Et puis, il y a Meryl Strip dans cette voiture, la main sur la poignée de la porte alors que sous la pluie battante, à tout juste cent mètres derrière elle, Clint l'attend pour partir loin, vivre cette vie qu'elle ne s'est jamais permise.
Sûrement que si j'avais moins réfléchi, j'aurais sauté à temps dans la rivière. 

Je ne sais plus quoi faire de moi. Mathéo a proposé que je dorme dans son village, un peu plus loin dans la forêt. J'ai dit non, je me suis attachée à cette tente aux draps blancs. Guillaume n'a pas redonné signe de vie mais il doit sûrement attendre le lever du jour de l'autre côté de la rivière, comme il me l'a dit. Demain, je pourrais être à Paris.

J'aurais voulu que la vie soit plus simple, comme la vie des Inuits dans le village de Mathéo. Les avions, les trains, les voitures, je ne sais pas si je pourrai encore. Je sens que la rivière m'appelle, je vais aller marcher un peu, suivre le courant, attendre que le jour se lève, ou qu'une aurore éclate à nouveau. Marcher jusqu'à oublier que je marche...




* * *


mardi 3 avril 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 22

5 Août, un peu plus tard

Oh my god, oh my god, OH. MY. GOD.

Bon, que je respire un coup, j'arrive même plus à former mes lettres, des pattes de mouche qui me font mal aux doigts, une crampe jusque dans l'épaule, et mes jambes s'agitent toutes seules parce qu'elles ne rêvent que d'une chose : partir en courant. Quand je pense qu'ils sont là, juste à côté, peut-être à DISCUTER................................... Respire, respire, respire.
Bref, reprenons dans l'ordre, à défaut de courir, il faut que j'écrive, que j'écrive pour ranger les choses, au moins sur le papier, parce que dans ma tête...
Environ 14h. Après trois heures de rame non-stop, ou tout juste une pause casse-croûte où Stephen et moi avons picoré quelques mûres sans oser nous regarder, on arrive au dernier village Inuit sur les bords de la rivière Kuugaluk. Après, c'est la baie d'Ungava et des kilomètres d'eau sans le moindre rivage. Stephen est redevenu identique à lui-même, mutique et sombre, ses sourcils sombres se rejoignant presque tant il les fronce, ses belles mâchoires serrées lui créant le même genre de fossettes que Mathéo quand il souriait. Mathéo........ Non, Elina, concentre-toi, concentre-toi.
Bref. On arrive au village, les gens sont adorables, comme toujours, Stephen prend en charge les présentations, et là premier moment extrêmement étrange quand je l'entends lui-même prononcer le nom de Mathéo et expliquer qu'on le recherche. Quand je pense que si Dame Nature n'avait pas pointé son nez rouge hier matin j'aurais couché avec cet homme, et qu'il se retrouvait là, à traduire en trois langues différentes le portrait de mon premier petit copain, je tombe au 36ème dessous (étrange expression, en passant).
Le premier homme nous comprend à peine, c'est un vieillard en habits traditionnels, il nous dirige vers un second homme en chemise occidentale et qui nous répond dans un anglais parfait. "Oui, je crois bien que cet homme a passé quelques jours ici, il y a peut-être deux semaines. Il s'est enfoncé dans la forêt mais a dit qu'il reviendrait."
Alors, comment dire. Certes, je n'avais pas mangé depuis la veille autre chose que trois myrtilles, j'avais toujours mes règles, un quota de sommeil quasi nul, une probable insolation doublée d'une certaine cuite ; mais s'évanouir d'un seul bloc dans un mouvement aussi parfait, c'était de l'art. Stephen a pris un malin plaisir (stoïque, mais malin, je le voyais dans ses yeux) à m'expliquer, à mon réveil, l'exacte position dans laquelle je me suis affalée, tout contre ce pauvre homme, à genoux, la tête entre ses jambes. Je n'avais jamais vu l'intimité d'un Inuit Cree d'aussi près, dommage ou heureusement, je n'en garde aucun souvenir.
Bref. Je m'évanouis dans une prière ridicule contre le bas-ventre du chef Inuit, Stephen me ramasse à la petite cuillère et on nous installe tous les deux dans une grande tente en toile blanche et j'émerge une dizaine de minutes plus tard.
En ouvrant les yeux et en voyant Stephen, j'ai d'abord cru qu'on avait jamais repris le canoë, que dehors l'aurore boréale continuait sa valse, qu'il allait m'embrasser et au diable Dame Nature. Son air encore plus fermé qu'au naturel m'a fait redescendre sur terre.
"Quoi ?" j'ai lancé, mais ma gorge me faisait un mal de chien. Il m'a tendu un verre d'eau et ses lèvres se sont légèrement desserrées. J'aurais pu espérer un sourire, mais il a simplement sifflé :
"Ne vas pas t'étouffer. Ce serait dommage, si près du but."
Je l'ai regardé avec, j'espère, une rage sourde (mais je crois que j'avais juste l'air d'une pauvre fille dans le coltard qui essaye d'avoir l'air révolté).
"C'est-à-dire ?"
"J'imagine que tu n'as plus besoin de moi."
"Parce que j'ai eu besoin de toi à un moment donné ?"
Non mais c'est vrai quoi ? Est-ce que je l'ai supplié à Chisasibi de me suivre jusque dans l'avion ? Déjà au début, j'aurais voulu qu'il range son assistanat pseudo-machiste. Il m'a regardé longuement, je crois que mes joues ont rougi contre ma volonté (c'est injuste de donner un regard aussi perçant à un homme aussi détestable), puis il a baissé la tête, passé une main dans ses boucles.
"Tu as raison, a-t-il dit finalement. Je ne voulais pas savoir, je t'ai suivie, c'est tout. J'avais du temps à perdre, j'imagine. Au fait, jolie démonstration avec l'Inuit."
Et là il m'a donc détaillée la scène, je passe. L'atmosphère s'est dégelée d'un degré. Un pauvre petit degré. J'ai dû prendre sur moi pour extirper ces mots de ma bouche :
"J'aurais dû te dire la vérité bien avant. Maintenant on a juste l'air de deux pauvres cons. C'était injuste envers toi. Je m'excuse."
Les trois derniers mots tenaient du murmure, mais il a tout entendu. Il s'est penché, a pris trois des doigts de ma main droite :
"Je n'ai aucun droit de juger. J'aurais juste voulu que ça ne soit pas comme ça. J'aurais voulu que..."
J'étais accrochée à ses lèvres quand l'Inuit est entré ; intense honte, c'était le même gentil monsieur ; Stephen a lâché ma main et je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qui m'arrivait. L'homme a prononcé des mots, je ne peux même pas les transcrire, mes oreilles n'ont enregistré qu'un gros bourdon après "Un homme est arrivé et demande à vous voir, Madame. Il attend dans....."
Gros bourdon.
Avec le recul, cette façon de présenter les choses aurait dû m'apaiser un peu : "un homme est arrivé", est-ce qu'il aurait dit ça en parlant de Mathéo, alors qu'il l'avait déjà rencontré et savait qu'on le cherchait ?
Toujours est-il que je me suis évanouie une deuxième fois, un rideau noir s'est abattu, et quand il s'est relevé, j'ai vu... Guillaume.
Oui oui. Guillaume Garnier, lui-même, en chair rose et en cheveux blonds, Guillaume de Paris, Guillaume de l'appartement sous les toits rue Voltaire, Guillaume-les-yeux-de-labrador.
J'aurais pu m'évanouir encore une fois, après tout, j'aurais préféré. J'ai juste senti mon cœur descendre comme une pierre au fond de mon estomac. Ploc.
"Gui-gui-gui...." j'ai bafouillé, alors que lui s'écriait clairement "Elina !" en se jetant dans mes bras. Alors qu'il m'étouffait dans sa sueur toute parisienne, j'ai honte d'avouer que mes yeux ont désespérément cherché Stephen. Il avait quitté la tente.
"Tu es vivante !" continuait de beugler Monsieur mon quasi-ex, sans me lâcher.
"Ben oui", j'ai juste dit. Quelle ingrate. C'était pas le pire, j'ai enchaîné : "Mais enfin, qu'est-ce que tu fais là ? T'as fait tout le chemin ? C'est maman qui t'a dit de venir ?"
" Tu ne répondais plus au téléphone ! On a cru au pire, ma chérie ! Au PIRE !"
Trop de "ma chérie" et trop de majuscules. J'ai cru que j'allais me sentir mal.
" Ta mère a prévenu la police, mais j'ai voulu partir quand même... A l'université on m'a dit que tu remontais la rivière Gougalouque.... J'ai fait tous les villages jusqu'ici.... Sans m'arrêter, quasiment..."
Et là, comme s'il laissait enfin tout retomber, il s'est avachi comme une loque à mes pieds, et a posé ses mains autour de mes chevilles. J'ai retenu un mouvement involontaire. Pauvre homme.
"Guillaume. C'était... Vraiment très gentil de faire tout ce chemin. Mais je vais bien.Je t'assure. Je vais très bien, et je comptais rentrer bientôt...."
"Mais on a cru que tu étais morte, Elina ! Je... Je... J'ai eu tellement peur...."
Et les larmes sont arrivées. C'est terrible de ne rien ressentir dans une situation pareille. Guillaume coulait sueur et morve sur mes cheville et je ne parvenais pas à faire un seul geste. Alors qu'il se déversait de tous côtés, j'ai fixé la toile de la tente. Grand bien m'en a fait : des voix se répondaient juste à l'extérieur : la première, c'était Stephen, et j'ai été soulagée. La seconde... La seconde avait des accents beaucoup trop familiers. Dans ma tête, une phrase a clignoté : "C'est moi ou ils parlent en français ?"
J'ai bondi du lit, envoyant valser le pauvre Guillaume et ses mains sur mes chevilles, j'ai soulevé la tente d'un geste tellement brusque qu'elle a claqué violemment. Le soleil filtrait entre les cimes des pins, l'air sentait le soir qui tombe et le bois qui fume ; et dans la lumière se tenait Mathéo, une main dans la nuque, la tête légèrement penchée. Stephen l'écoutait, les bras croisés.
Je sais, ça fait scène de film de seconde zone. Ce genre de trucs n'arrive pas, dans la vraie vie. Et pourtant, je jure que c'est vrai. Ils ont tous les deux tourné la tête vers moi au même moment ; dans la tente Guillaume s'est relevé ; et d'une même voix ils se sont tous les trois écriés : "Elina ?"

Oui. Elina, c'est moi. Qui m'appelle ?..........
Mon dieu. Il est si tard. Je ne peux pas sortir, je ne peux pas.
Je ne suis pas sûre d'avoir le choix.
Oh my god. OH. MY. GOD !!!!!!!!!!!!

* * *