dimanche 23 octobre 2011

Partie 14

10 Juillet

Je ne sais par où commencer ce nouveau paragraphe : je suis encore en vie serait un bon début, non ?
Tout compte fait, je ne suis plus tout à fait en un seul morceau serait sûrement plus proche de la vérité.
J'ai hésité à continuer ce journal d'ailleurs, il y a encore dix minutes je pleurais sur mon sac en pliant les quelques affaires ayant survécu à l'accident, enfin sèches, et j'étais décidée à refaire le chemin à l'envers vers Montréal, l'avion, Paris, ma Normandie. J'avais envie que Maman me prenne dans ses bras, quitte à essuyer une averse de reproches, "je te l'avais bien dit", "j'avais encore raison" ; tout plutôt que d'affronter le reste de cette foutue rivière toute seule.
Remontons au moment T. Je ne sais pas si ça se verra sur la photo que j'ai prise, mais après les quelques remous inoffensifs qu'on peut apercevoir, il y avait une chute bien plus corriace, extrêmement brutale et pas du tout prévue. J'ai à peine eu le temps de refermer le bidon sur mon journal et l'appareil photo qu'on était projetés en avant avec une puissance folle par plusieurs centaines de mètres cubes d'eau. Le canoë a été poussé en avant, et la dernière image que j'aie en tête c'est la main de Stephen saisissant la mienne avant que tout ne devienne bleu et blanc, affreusement humide, liquide autour et à l'intérieur. Une forme brune est furtivement apparue devant moi, la main de Stephen a glissé de la mienne et j'ai sombré.
Je sais maintenant que ma tête a heurté un rocher et que je me suis évanouie. Le contenu du canoë ainsi que le canoë ont continué de dériver lentement puis se sont coincés un peu plus loin. C'est le jaune des bidons qui a attiré le regard d'un pêcheur occupé à remonter la rive pour rejoindre son pick-up. C'était plus de deux heures après l'accident. Stephen avait eu le temps de tomber en hypothermie et moi de perdre une bonne dose de sang.
D'après les médecins, s'ils n'étaient pas passé à ce moment-là, nous ne serions plus là. La nuit avait commencé à tomber, et nous aurions perdu plusieurs degrés de plus en quelques minutes, l'obscurité aurait empêché qu'on nous apercoive de la rive.
Le pêcheur habitait dans le coin, un village Blanc où il y avait tout ce qu'il fallait, couvertures chauffantes, bandes de gaze, des hommes aguerris aux premiers gestes de secours. Une chance assez dingue. Stephen avait vraiment joué avec la mort, mais il n'avait pas de blessures extérieures et il s'est remis plus vite que moi. Maintenant qu'il est parti, j'ai des réflexions acides, du style "il venait de m'acheter une super doudoune alors que lui n'avait qu'un anorak rouge sur sa chemise de cow-boy, sa généroité à la con d'ours mal lêché m'a quand même sauvé la vie, et moi je ne lui ai rien donné en retour, à part une bonne infection pulmonaire et plusieurs centaines de dollars de matériel à racheter."
Je me suis réveillée le lendemain matin assez tôt. Stephen était assis dans un fauteuil près de mon lit, emmitouflé dans une couverture chauffante qui lui donnait un air de cosmonaute tombé du ciel. J'ai voulu parler mais ma gorge me faisait un mal de chien. J'ai émis un sifflement pitoyable, il a quand même relevé la tête. Il semblait avoir pris dix ans d'âge, ça rendait ses yeux sombres presques insoutenables.
"Elina, a-t-il dit, avec son petit accent, thank God."
Je ne l'avais jamais imaginé spritiuel et ça m'a un peu retournée sur le coup. A voir ça tête, on aurait pu croire qu'il venait de tuer quelqu'un.
"Je suis vraiment, vraiment désolé. Je connais cette rivière par coeur... Je savais qu'on aurait dû prendre un autre chemin, contourner les rapides, y aller plus doucement... J'ai cru que ça serait facile, je me suis pris pour Superman, c'était complètement stupide... Je suis désolé, vraiment désolé..."
Il avait prononcé "Superman" à l'américaine, comme dans les films québécois et ça m'a fait sourire. C'est bizarre comme on pense à des trucs débiles comme ça, à des détails dans les moments où ça va le plus mal. J'aurais voulu le rassurer, lui dire que c'était rien, qu'il ne pouvait pas savoir, qu'on s'en remettrait. J'étais épuisée et je n'ai rien dit. Ses yeux bruns m'hypnotisaient. Je me rapelle que pendant de longues minutes, on s'est regardés sans rien dire. J'avais besoin de rester comme ça, à entendre son souffle soulever sa poitrine, à sentir son regard sur moi, dur de remords mais par moment doux d'autre chose.
Avec le recul, c'était comme ces instants d'enfance où on est un peu malade, pas assez pour aller voir le médecin, mais suffisamment pour rester au lit, et qu'un de nos parents s'assoit près de nous, pose sa main sur notre front et dit une parole simple mais qui réconforte.
C'était ça. Puis Stephen s'est penché et m'a embrassée. Ça semblait si naturel que je l'ai remercié, et tout son visage s'est assombri.
"Pourquoi merci ? J'ai failli nous tuer tous les deux, y'a rien à remercier."
Je n'ai pas su quoi dire. Il s'est reculé, et j'ai senti que cette distance qui, enfin, venait de céder entre nous, s'était à nouveau installée. J'ai tendu la main vers lui, et il m'a donné mon téléphone.
"Je pense que tu devrais rapeller certaines personnes, a t-il dit en voyant la surprise dans mon regard. J'ai... J'ai dû fouiller dans tes affaires pour savoir qui contacter, je suis désolé. J'ai appelé ton amie, Fanny, c'était le dernier numéro enregistré."
J'ai pensé à tout ce qu'il y avait dans mon sac, mon journal pour commencer, le texto de Guillaume sur mon portable... Avant que j'aie pu répondre, il a repris :
"J'ai trouvé ça".
Il a tiré de sa poche le dernier objet auquel je n'avais pas pensé : le bracelet au nom de Mathéo. Sans qu'il ait besoin de parler, j'ai compris qu'il savait. Il a posé le bracelet dans les plis de la couverture, près de ma main qui tenait le téléphone.
"Je suis vraiment désolé, Elina, pour tout. La rivière Kuugaluk est grande, mais il y a plein de gens bien intentionnés dans le coin. Je suis sûre que tu trouveras quelqu'un pour t'aider. Ce qu'il y avait dans les bidons est encore en bon état : notre tente, tes affaires. Je te laisse tout. Un ami à moi peut venir t'apporter un nouveau canoë si tu le souhaites, l'autre est foutu. Mais comme tu n'es pas très calée, tu ferais sans doute mieux de te trouver une voiture."
Il n'a pas relevé les yeux vers moi. J'aurais voulu, parce que si j'étais incapable de parler, je crois que mon regard aurait pu le retenir. Ou peut-être pas. Peut-être que j'ai inventé ce qui s'est passé dans cette chambre, que j'étais encore sous le choc de l'accident, que mes neurones n'avaient pas repris leur place initiale, qu'en fait c'était un simple baiser d'adieu entre deux personnes qui n'ont plus rien à se dire.
Il a quitté la chambre et j'ai dormi vint-quatre heures. Quand je me suis réveillée ce matin, il y avait une carte de la région sur le lit, le numéro d'une location de canoë, le bidon en plastique jaune où je pouvais apercevoir la toile de la tente.
Et ce mot :

Pas envie de prendre de photo. Je dois me lever et marcher avant que toute ma volonté ne disparaisse de nouveau... Moi, j'espère que je sais ce que je cherche.

* * *

lundi 17 octobre 2011

Partie 13

8 Juillet, vers 15h

J'ai finalement dormi (un peu) après avoir guetté pendant une bonne partie de la nuit la respiration de Stephen dans le duvet d'à côté. Je pouvais voir dépasser le bout de son nez, quelques poils de sa barbe et ses boucles brunes sur son front. Je l'ai regardé et la pensée de Mathéo m'a transpercée jusqu'au coeur, je me suis sentie clouée au sol. C'était si fulgurant qu'un sanglot m'a échappé, j'ai retenu le second pour ne pas réveiller Stephen, mais c'était aussi dur que de s'empêcher de vomir. J'ai serré les dents et j'ai fermé les yeux.
C'est fou comme pleurer fait remonter des sensations, toutes les fois où on a pleuré semblent s'être inscrites dans notre corps, cette sensation de sel dans le nez, de chaleur des larmes sur les joues ; toute la poitrine s'enflamme, les larmes ruissellent, pendant quelques instants on laisse venir, on accepte d'être secoué entièrement par sa tristesse, puis la raison reprend le dessus et on s'essuie les joues en reniflant, "allez, c'est bon, arrête de pleurer, c'est stupide". C'est tellement dur et tellement bon après, de se laisser flotter dans l'espace, les yeux brûlant mais secs, le nez un peu bouché ; les choses sont sorties, elles sont à distance, au moins pour quelques heures.
Je crois que c'était de la douleur de ne pas l'avoir près de moi, mais aussi un peu de honte. Je me suis précipitée sans réfléchir dès que j'ai su où il était, et maintenant où est-ce que ça me mène ? Au milieu d'un pays de landes et de neige, parcouru par le vent de la toundra, dans la tente d'un inconnu. J'ai pleuré parce que ma maison me semble si loin et si difficile à rejoindre que je ne sais plus si je ferais mieux de faire demi-tour ou de continuer. Guillaume et sa vie plan-plan m'ont presque paru attirantes sur le coup.
Puis j'ai fermé les yeux et j'ai dormi jusqu'au matin.
Stephen était réveillé quand je suis sortie de la tente, frigorifiée. Il m'a dit qu'on allait rejoindre le village le plus proche avant de repartir. Je n'ai pas demandé pourquoi et on est partis.


J'ai eu l'impression de débarquer dans une station balnéaire de Normandie et voyant apparaître les petites bicoques en bois des "Leaf River outffiters". Dans la boutique d'équipements, Stephen a sorti une poignée de dollars avant que je puisse réagir, pour m'acheter une parka doublée de laine. J'ai protesté, mais il n'a pas voulu me regarder dans les yeux, s'est contenté de me tendre le sac en soufflant "Just take it". J'avais bien envie de lui balancer une mauvaise réplique pour lui remettre les idées en place, et puis j'ai réalisé que ça ferait franchement ingrate de première. Il fait un peu ça comme un goujat, mais j'imagine qu'il n'a peut-être pas le choix. Pour un homme aussi peu porté sur la parole, il n'y sûrement pas de longs discours dans un cas comme ça. Il m'achète de quoi survivre, point barre.


Les gens là-bas étaient tous étrangement blancs, plus de Cree comme à Chisasibi, et pas mal de touristes un peu vulgaires : "oh regarde chéri comme cette fourrure de caribou est douce, ça ferait bien devant la baignoire, non ?" Je me suis dit que je n'étais pas forcément mieux, que j'avais été finalement bien pleureuse ces derniers jours, et qu'il allait falloir changer ça.
On a rechargé les vivres et on est repartis. Simplement se concentrer sur l'eau, sur le mouvement de l'épaule pour enfoncer la pagaie dans l'eau, c'est le truc le plus relaxant que j'aie connu. Peu à peu, la sensation au creux du ventre s'est calmée, j'ai fixé la nuque de Stephen jusqu'à que rien ne reste dans ma tête que le glissement de l'eau de chaque côté du canoë.
Peu après le déjeuner - un sandwich dans un coin sauvage - on a repris la "route" et on a croisé... un caribou. C'est bête mais j'ai trouvé ça assez fou. Stephen l'a aperçu le premier et m'a doucement tapé sur l'épaule avant de me le montrer du doigt. J'ai retenu une exclamation et je l'ai regardé. Il était simplement occupé à boire, son pelage brun clair se chauffant au soleil, les pattes légèrement pliées. On a ralenti le rythme des pagaies pour s'approcher lentement, mais il nous a quand même entendus. J'ai réussi à prendre une photo avant qu'il ne tourne les sabots, stoïque, et ne disparaisse au coin d'un sapin.

Une demi heure plus tars environ, Stephen a ralenti la pagaie pour me montrer une carte. C'est là qu'il m'a demandé, l'air de rien "bon, tu veux aller où exactement ?" J'ai dû avoir l'air vraiment bête, heureusement, il ne m'a pas regardée plus d'une seconde. "En fait... Je cherche quelqu'un. Un... ami. Il fait une recherche sur une population Inuit mais je sais pas laquelle..."
Il a fait "hmm." Puis il a relancé le canoë, mais au ralenti. Je me suis demandé s'il n'allait pas se retourner pour me demander des détails, et mon coeur a battu la chamade jusqu'à ce qu'il se remette à pagayer normalement. Pour me remettre de mes émotions, j'ai pris quelques photos du ciel, en voilà une :


Et, histoire de me situer (façon de parler, j'y comprends rien) voilà à peu près où on en est :


Le temps étant toujours avec nous, et Stephen ayant repris son rythme de croisière, on a bien avancé, en silence.
A l'heure où j'écris, Stephen pagaye un peu tout seul pour ma laisser me reposer et remplir mon journal. Le vent est derrière nous et la rivière s'agite comme si une main invisible s'amusait à créer des vagues. Nous avançons à une vitesse assez incroyable et Stephen m'a dit qu'on atteindrait un premier village inuit demain matin.
Stephen vient de me dire de m'accrocher, nous allons passer une zone assez mouvementée. Pour qu'il me dise ça, c'est que ça doit être bien coton. Je vais essayer de continuer quand même, parce que nous avons vu une bonne dizaine d'autres caribous il a quelques minutes. Stephen dit que les migrations sont impressionnantes et qu'on en croisera beaucoup d'autres.
Wahou c'est dingue, l'eau entre dans le canoë tellement ça bouge. Franchement, je rigole pas, ça bouge de partout, je vais essayer de m'accrocher... De gros rochers sont apparus soudainement et l'eau nous pousse de partout comme un fétu de paille. Stephen est impressionnant, à lui tout seul il évite les plus gros. Bon, ça devient délicat, là, je vois se profiler une bonne descente à l'horizon. C'est un peu kamikaze, mais allez, je prends une dernière photo.

Bon maintenant, sans rigoler, je me demande si je ferais pas mieux de ranger le journal vite fait avant que le canoë ne se ren

lundi 10 octobre 2011

Partie 12

 7 juillet, vers 9h

Bon alors après cette super soirée bien reposante, je me dis qu'avec le recul j'aurais dû manger plus de chamallows grillés : je vais avoir besoin de sucres.
Stephen m'a annoncé qu'on allait devoir mettre nos affaires les plus indispensables dans de gros pots en plastiques pour les protéger de l'eau. Eh bien oui, mes amis, parce que ça y est, nous sommes arrivés au début du périple : Kuugaluk m'attend au bout du lac Minto, et il va bien falloir la remonter d'une manière ou d'une autre. J'aurais dû y penser avant, il n'y a pas trois milles façons de le faire. Il va falloir trouver le Tom Sawyer qui sommeille en moi, parce que nous allons gentiment pagayer dans un joli canoë vert avec de superbes rames qui font deux fois ma taille (et je n'ai pas grand chose de Kirikou).
Voilà une photo du québécois pure souche venu nous "appoRter not' ptzit canöé, pas ben récin mais ben correct' quand mëme, pas pire, pi vous zotres f'rez ben at'tzion à po trop l'fââre chocker sur les rroch' lo, pi à ben checker d'tin zen tin qu'y a po d'problème de fuite, pi d'po péter sa coche si l'a d'la misââre à virer d'bord, t'façon l'éta-zunien connait ço, devriez po trop capoter, sauf si zêtes badluckés et qu'y a d'la poudrerie sur la route..." Et qui nous a répondu "bienvenu" avec un air bonnaire quand on l'a remercié. (En plus lui, niveau "badluck" il était servi, son "tire" avait crevé.)
Bref, voilà notre embarcation :


Sérieusement, Mathéo, tu ferais mieux d'être dans le premier village qu'on va croiser, parce que je n'ai aucune intention de me lancer dans une carrière de bodybuildiste.
Le truc vraiment triste dans l'histoire, c'est que je vais devoir laisser la plupart de matériel photo au monsieur qui est venu nous déposer le canoë. Stephen m'a dit qu'il en prendrait soin pendant mon absence, et que je n'aurais qu'à repasser les chercher en rentrant. "Rentrer", j'aime ce mot. Cette région est magnifique, vivifiante, incroyablement balayée par les vents, mais si je peux la quitter aussi vite que possible avec mon ancien amour sous le bras, ce sera tout de même mieux. Je me sens un peu comme E.T quand il tripote tous ses fils et ses machins pour fabriquer le radar du siècle : Elina téléphone maison, téléphone maison, maiiison, maiiiiiiiiison !
Dormir sous la tente c'est sympa, ça me rappelle mes jeunes années de camping, mais franchement, les roches du lac Minto, c'est moyen niveau confort. En plus l'eau venait clapoter sans arrêt à nos pieds et ça me donnait l'impression que des hommes marchaient sur les bords du lac.
Je prends une dernière photo et on embarque.
Adieu mon trépied et mon flash gonflable... Stephen m'aide à m'installer et je vais devoir glisser le carnet et le stylo avec le reste dans le pot en plastique. A tout à l'heure si je suis encore vivante.
 Même jour, tard le soir

Ouahou, frayeur de ma vie. Je risque de pas être très claire parce que j'ai encore les idées à l'envers... Cette photo est la dernière que j'ai réussi à prendre avant que ça se passe :
On venait de parcourir une "petite distance" (à savoir tout de même du canoë pendant deux heures et demi sous un vent glacial, et les "welcome rapids"' de la rivière au feuilles (on se demande pourquoi ils portent ce nom, franchement y'a plus accueillant que des remous bien fourbes sur des rochers plein de mousses)) et Stephen avait rapidement installé ma tente en la maintenant avec de gros cailloux puis était parti téléphoner, quand j'ai entendu des cris d'hommes au loin. Portés par le vent, j'ai réussi à comprendre qu'ils nous hurlaient de faire attention en québécois, en anglais, et sûrement même en Cree. Je suis passée de la détente rêveuse à la poussée d'adrénaline bien dosée. Je me suis retournée si vite que j'ai vu noir : une forme brun foncé se déplaçait au loin, à peine quelques mètres, d'un pas plutôt nonchalant. Mais à en croire la vitesse à laquelle elle avançait vers nous, ce n'était pas si nonchalant que ça. J'ai à peine eu le temps de comprendre qu'un ours s'approchait de notre campement doucement mais sûrement que Stephen jetait son téléphone au loin et se lançait vers moi. Sous le choc j'ai failli basculer, mais c'est une montagne de muscles et il m'a retenue comme on ratrapperait une plume. J'ai eu un peu le souffle coupé, et, sincèrement, même en essayant très fort maintenant que tout est fini, je ne me rappelle pas des secondes qui ont suivi. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'après un temps indéterminé, je me suis retrouvée à l'abri d'une petite grotte cachée derrière une rangée de pins, et qu'au loin on tirait des coups de feu. Le bruit du cœur de Stephen contre mon oreille était comme une batterie démesurée. Je sais que je suis restée totalement inerte contre cette poitrine chaude (il est vraiment musclé, ça n'a rien à faire là mais je le note), presque bercée par le bruit de sa respiration. C'est peut-être débile mais je n'ai pas eu peur un instant : j'étais coupée de l'instant, les nerfs à vifs, prête à courir au moindre danger, mais étrangement calme contre lui. On a attendu un bon moment, je ne saurais pas dire combien, puis on a quitté notre refuge à pas prudents. On pouvait entendre les hommes parler fort au loin, derrière les arbres.
J'ai eu comme une boule dans la gorge quand j'ai aperçu la forme inerte étendue sur la lande. Ok, il avait failli nous déchiqueter comme il avait déchiqueté ma tente, mais ce pauvre Balou ne méritait pas pour autant qu'on l’abatte aussi froidement. Les hommes de là-bas doivent voir ça tous les jours ; pas moi. L'ours gisait entre deux rochers, sa bonne bouille brune fixant un point mort.
Je me suis mise à pleurer frénétiquement, ça n'a pas duré plus de quelques secondes, le contre-coup de l'émotion sûrement. Puis les hommes ont soulevé l'ours pour le déposer dans un camion et Stephen a pris une photo pour moi.
Voilà... Nous n'avons plus qu'une tente. Je vous passe les images étranges à la Brodeback Moutain (version hétéro) qui me sont passé par la tête quand j'ai appris ça. L'envie de rire, la tristesse profonde et la peur ont eu un effet brutal sur moi : j'ai demandé à Stephen de monter la seconde tente et je me suis écroulée.
Trois bonnes heures plus tard, quand me suis réveillée, une couverture en laine était posée sur moi et ça sentait bon la viande grillée. Stephen avait préparé le repas.
J'ai voulu lui dire, vraiment, la raison pour laquelle on affrontait les ours ensemble en plein cœur du Nanavuk. Je l'ai regardé par-dessus le feu, manger paisiblement, ses yeux sombres reflétant les flammes, et j'ai eu envie de tout lui avouer. Mais comment lui dire que je suis ici pour un autre homme ? Qu'une fois que je l'aurai trouvé, il n'aura plus qu'à foutre le camp dans ses États-Unis ou bien ailleurs, pour peu qu'il nous laissent seuls à notre bonheur ? C'est bête mais je n'ai rien dit.
La nuit est bien tombée et je respire l'odeur des pins avant de rejoindre la tente. Stephen a proposé de faire des tours de garde avec un fusil, et je dois avouer que ça me rassure. Voilà une photo de lui ; je n'en prendrai pas de plus explicite. Je pense que certains souvenirs doivent rester comme ils sont : gravés dans le cœur et pas sur la pellicule.
Les Welcome Rapids

Notre pauvre ours
Stephen "l'Eta-zunien" sous notre tente rescapée

A demain si je survie à cette nuit...........
* * *

lundi 3 octobre 2011

Partie 11

Toujours le 6 juillet, vers 23h

Je change d'humeur à la minute ici. C'est vrai que ce matin j'aurais bien découpé mon gentil sauveur façon Dexter, mais plus ce soir. J'ai passé un moment d'une rare simplicité, chaud et doux comme une tasse de chocolat. C'était tout ce qu'il me fallait.
Je reprends l'histoire là où je l'avais laissée : dans l'avion miniature qui nous amenait au lac Minto, là où la rivière Kuugaluk prend sa source ; Stephen, le pilote et moi, la carte de Chisasibi sur les genoux. Voir le paysage se verdir, se parer de grandes embardées bleues m'a donné l'impression de retrouver un second souffle. Je suis à plus de 1600 kimomètres de Montréal à présent. MILLE SIX CENT kilomètres.
Si, au gré des vents, je me retrouve à remonter toute la Rivière aux feuilles, j'aurai parcouru deux fois la France.

 Notre avion fait des petites vaguelettes blanches sur la surface de l'eau. Je me demande parfois ce que je viens faire ici et alors mon cœur se serre, ma respiration se bloque, j'ai la tête qui tourne. Parfois, j'oublie tout. Il ne reste que le bleu des lacs et le brun de la terre. C'est un territoire vierge et majestueux, je comprends que les peuples inuits se battent pour y vivre. On y sent souffler comme un vent sauvage, une fièvre des grands espaces, la langue des éléments.
Le vol dure plus de quatre heures, mais je suis sage et mon esprit ne me torture pas trop. Nous arrivons au lac Minto vers 14h, et je suis bouche bée. C'est un paysage magnifique et l'air est frais, un peu piquant. Pendant que Stephen monte les tentes, je mange un des sandwichs qu'il a achetés au supermarché. Nous montons les tentes et nous n'avons alors plus rien à faire que de regarder les nuages bas créer des ombres sur le lac et les sommets des montagnes. Au loin, la neige recouvre les arbres. Stephen et moi n'échangeons que peu de mots. Il a l'air totalement calme, inspiré simplement par le paysage. Avec sa chemise à carreaux et sa barbe hirsute, on dirait vraiment qu'il a toujours vécu là. Je ne lui demande pas où il est né, c'est comme si aucun de nous ne voulait briser le silence.
Quand la nuit commence à tomber, je pars chercher du bois. Je ne rencontre que quelques pêcheurs, des oiseaux. Stephen fait le feu et prépare des brochettes de poivrons et de bœuf.
Et c'est comme si toutes mes hésitations fondaient au contact du feu ; c'est d'abord l'incandescence au-dessus de nous, les nuages deviennent roses, oranges, puis violet. La nuit finit par nous envelopper et les étoiles percent, par centaines.
C'est alors que mon portable sonne. Trois coups secs, un texto. J'avais complètement oublié cet objet moderne, il me semble presque incongru. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine ; je n'ai pas donné de nouvelles depuis mon départ, et si c'était quelque chose de grave, et si c'était maman qui... Guillaume.
Je soupire profondément et Stephen m'observe en silence de l'autre côté du feu de camp.

Je crois que c'est le plus stupide texto que j'aurais pu recevoir dans des conditions pareilles. Pire que sortir un Marc Lévy à la réception du prix Nobel de littérature.
"Rev1 moi vite"... Non mais il se prend pour qui ? Il croit peut-être que je lui appartiens ? Qu'il peut disposer de moi ?
Qu'il aille se faire voir. Ce soir je ne rêve que d'une chose : des chamalows grillés au feu de bois. Et ça tombe bien, c'est exactement ce que Stephen est en train de préparer.
Et, aux dernières "nvelles" ça me va très bien, mon cher Guillaume :)




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