samedi 10 septembre 2011

Kuugaluk : partie 8

Toujours le 4 juillet (je ne sais décidément pas comment je fais pour survivre)

Je vais essayer de retranscrire aussi fidèlement que possible le reste de la conversation, y compris les expressions que j’ai dû chercher dans mon dictionnaire une fois dans le cyber-café. Eh oui, avec cet accent, ça aurait difficilement pu être Mathéo. Je ne sais pas si c’est un soulagement ou pas, vue la suite des évènements… Toujours est-il, voilà mon premier bain de linguistique québécoise pure-souche :
Moi : « Ma… Mathéo ? C’es toi ?
Monsieur Paléolithique au magnum plus que coûlant :
- Matshéo ? Non, c’po moé, moé c’est Piââ’r (comprenez « Pierre »). Matshéo, l’habite plus lo. Prézin’t’min y’a plus qu’moé q’habite itsi… Pi asteure l’é partsi d’puis au moins six mois, lo. Pi m’a pas dzi où l’allait.
Là je me suis retrouvée comme deux ronds de flanc, complètement paumée. Il a dû penser que j’étais shootée ou quelque chose. Finalement, j’ai réussi à remettre en marche deux neurones et j’ai bafouillé :
- Euh… J’ai pas tout compris, je suis Française… Vous voulez dire qu’il est parti depuis six mois ?
- C’est ço. En tout cas c’fé une bonne secouss’, ço c’est sûr. S’tu veux j’po checker s’ya po laissé une adresse ou keckchose, mais j’pense po. T’es-tu son chum ?
- Euh… pardon ?
- T’es-tu ton chum à Matshéo ? Sa blonde ? Sa p’tite copine s’tu préfââr’ ?
- Ah, oui… Euh… Pas exactement. Enfin, si, disons qu’on a été ensemble à une époque. Je l’ai pas revu depuis longtemps…
- Ben attends-moé lo, j’m’en vas checker s’ya po laissé un mot, pi j’m’en r’viens.
Là, je comprends qu’il va vérifier si oui ou non mon cher et tendre, mon « chum » a laissé derrière lui une trace de son existence avant de disparaître pendant six mois. Six mois… Mais où es-tu parti, Mathéo ?
Deux minutes plus tard, l’imposant québécois revient d’un pas traînant et je constate qu’il ne reste plus que le bâton de sa glace dans sa grosse paluche. Et il reprend son baragouinage incompréhensible :
- Non, j’a rien, chui dés’lé… Pi l’a po d’cellul’ââr l’chum, alors ço vo pas êt’ facile d’savoir ouilé. Tout c’que j’sé, c’est qu’y avait mis des piastres de côté lo, voulait voyager, tsé, partir à yable vert pi pas rev’nir. Pi un jour lé partsi, mais ché po si c’tzé pour une job ou pour la faculté… Chui vrââment dés’lé.
A peine le temps de comprendre que Mathéo a plié bagage sans prévenir, sans laisser même un numéro où le joindre, que je sens la terre s’ouvrir sous mes pieds. Je me retiens à la chambranle de la porte. Mon gentil québécois, qui, à bien y regarder, a les yeux bleus, se penche vers moi d’un air inquiet :
- Té-tu malade ? T’as ben l’air tanné, lo. Tiens, tire-toi une bûche et calme-toé un brin !
Le voilà qui me pousse doucement vers une chaise sur laquelle je m’effondre. Je vois danser des petites étoiles sur le t-shirt Université du Québec du gentil collocataire. Mathéo… S’il seulement j’avais su que tu n’attendais que l’occasion de quitter la civilisation, je serais venue six mois plus tôt… En fait, j’aurais dû accourir cette première fois ; quand tu m’as envoyé ce billet en me disant que tu m’attendais ; que tu voulais qu’elle dure, cette relation ; que tu te battrais pour ça. Je n’ai jamais utilisé ce billet. Un soir d’hiver, alors que mon cœur endurci s’était convaincu jusqu’au bout de ses artères qu’il ne battait plus pour toi, je l’ai déchiré, mon amour. J’ai jeté ce billet, et avec lui ta promesse. Je ne sais plus comment me racheter, aujourd’hui… Et d’ailleurs, ce que je ressens n’a rien à voir avec l’argent.
Mon gentil québécois m’a ramenée violemment au moment présent :
- T’d’vrais aller vouââr à sa facultsé si un d’ses professôôr saurait po ouilé. C’est-tu po possib’ qu’soit partsi sans laisser d’trace lo. Tsé, c’t’un toffe, Matshéo, un chum correct, tu vo forcémîîn l’retrouver. Fais du pouce et trouve-toé un chââr, pi d’mande la facultsé d’Montrél lo, pi vas-t’en voir au dépar’tmin d’ethnologie.
- Il faisait des études d’ethnologie ? j’ai demandé, saisissant un mot familier dans cette bouillie verbale.
Hochement de tête convaincue du Québécois. J’ai compris qu’il me conseillait d’aller demander à un de ses professeurs. J’ai aussi compris que je m’étais mise dans la situation la plus dingue de ma vie. Alors j’ai remercié mon brave Québécois, et j’ai « fait du pouce » devant chez lui jusqu’à ce qu’un « char » veuille bien me conduire jusqu’à l’université.
Je passerai les détails. J’ai quand même pris une photo avant de m’enfoncer dans les dédales des couloirs.

Plusieurs Québécois m’ont guidée jusqu’au département d’ethnologie.
Et là, je suis tombée sur un petit homme à l’air particulièrement gentil et à la barbe blanche. Quand j’ai prononcé le nom de Mathéo, j’ai cru que j’étais Ali Baba devant la caverne des quarante voleurs, et que je venais de m’exclamer « Sésame ouvre-toi ! ».
Les yeux du gentil professeur se sont illuminés. Une chance pour moi, il n’avait pas une seule trace d’accent :
- Mais bien sûr que je le connais ! C’est notre plus brillant étudiant ! Il a obtenu une bourse pour étudier les populations indigènes de la région de Kuugaluk. (Kuga quoi ? ?) Il est parti voici six mois. Nous n’avons pas de nouvelles, mais, si tout va bien, il devrait rentrer avant la fin de l’année.
J’ai senti toute couleur quitter mon visage. Le professeur ne m’a proposé de « tirer une bûche » pour m’asseoir, mais il avait l’air extrêmement concerné. Je lui en suis gré. J’étais au-delà de la stupeur.
- Où vous avez dit qu’il était ? j’ai réussi à articuler après une bonne minute.
- Kuugaluk. La Rivière aux Feuilles si vous préférez. C’est la région la plus au Nord de notre pays. Des tributs Inuits y vivent encore. Certaines ont adopté nos rites et notre mode de vie modernes. Mais pas toutes. Mathéo voulait s’enfoncer dans les terres les plus sauvages, dans la forêt, là où seuls subsistent quelques individus.
- Et vous l’avez laissé faire ?
Je ne me suis pas rendue compte que j’hurlais. Le gentil professeur a sursauté, puis ses yeux se sont fendus en deux amandes brunes.
- Rien ne peut arrêter un garçon comme Mathéo.
C’est bien ma veine, mon amour. Je te hais et t’adore encore plus pour ça. Tu es allé jusqu’au bout de tes rêves, toi au moins.
- Je… Vous pourriez m’indiquer comment y aller ?
Le professeur a eu un petit rire de lutin.
- C’est un peu compliqué. Par contre, je peux vous donner l’adresse d’un cyber-café où vous pourrez faire des recherches sur le net.
J’ai remercié le gentil professeur.
Me voici donc sur le net. Voilà ce que m'apprend Wikipédia :
La rivière aux Feuilles est un fleuve de la région du Nunavik, située dans le Nord-du-Québec, qui se jette dans la baie d'Ungava.

Ses eaux proviennent du Lac Minto. Son cours mesure 480 km de long.
Son bassin fluvial couvre une superficie de 42 500 km2. Son débit est de 590 m³/s.
 La rivière doit son nom aux feuilles d'une variété de saule nordique, le Salix phylicifolia qui pousse le long des cours d'eau des régions septentrionales du Québec, des Territoires du Nord-Ouest du Canada, du Nunavut de l'Alaska et du Groënland. La rivière se dénomme en langue Inuktitut: "Kuugaaluk" (la grande rivière) ou "Itinniq" (où il y a de grandes marées). L'estuaire de la rivière aux Feuilles connait les plus fortes marées du monde (18 mètres)2.

Voilà qui me rassure.
Eh bien, j'ai envie de dire : cette histoire, elle n'est plus entre Mathéo et moi maintenant.
Elle est entre Kuugaluk et moi.
* * *

5 commentaires:

  1. Ah, explication subite de Kuugaluk !!! Quand je pense que je suis même pas allée voir sur le net, la honte o_o

    Trop sexy ce petit personnage masculin, le baroudeur au grand cœur, ah ah t'a visé juste coquinette. En tout cas on attend la suite avec impatience, un fois par semaine ! ça va remplacer TB :)

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  2. Ah oui et aussi : j'ai adoré la partie en québécois. Où tu es allée chercher ça ? Tu fais des recherches et tu t'es prise de sympathie pour des corres québécois ? :) ça fait très réel.

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  3. whaou, j'avais pas vu ce blog, c'est vachement sympa cette idée. Mettre des extraits facebook, des photos ou des illustrations font qu'on est vraiment dans le truc. L'histoire à l'air bien partie mais va falloir assurer parce que si tu tiens en haleine les lecteurs (et donc moi) ils vont pas tenir (et donc moi !)

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  4. J'adore, tu as du avoir du mal pour les parties en québécois :p
    J'attends la suite avec impatience :)

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  5. mais tu es qui Anonyme ?!!!! à la fin !

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