lundi 10 octobre 2011

Partie 12

 7 juillet, vers 9h

Bon alors après cette super soirée bien reposante, je me dis qu'avec le recul j'aurais dû manger plus de chamallows grillés : je vais avoir besoin de sucres.
Stephen m'a annoncé qu'on allait devoir mettre nos affaires les plus indispensables dans de gros pots en plastiques pour les protéger de l'eau. Eh bien oui, mes amis, parce que ça y est, nous sommes arrivés au début du périple : Kuugaluk m'attend au bout du lac Minto, et il va bien falloir la remonter d'une manière ou d'une autre. J'aurais dû y penser avant, il n'y a pas trois milles façons de le faire. Il va falloir trouver le Tom Sawyer qui sommeille en moi, parce que nous allons gentiment pagayer dans un joli canoë vert avec de superbes rames qui font deux fois ma taille (et je n'ai pas grand chose de Kirikou).
Voilà une photo du québécois pure souche venu nous "appoRter not' ptzit canöé, pas ben récin mais ben correct' quand mëme, pas pire, pi vous zotres f'rez ben at'tzion à po trop l'fââre chocker sur les rroch' lo, pi à ben checker d'tin zen tin qu'y a po d'problème de fuite, pi d'po péter sa coche si l'a d'la misââre à virer d'bord, t'façon l'éta-zunien connait ço, devriez po trop capoter, sauf si zêtes badluckés et qu'y a d'la poudrerie sur la route..." Et qui nous a répondu "bienvenu" avec un air bonnaire quand on l'a remercié. (En plus lui, niveau "badluck" il était servi, son "tire" avait crevé.)
Bref, voilà notre embarcation :


Sérieusement, Mathéo, tu ferais mieux d'être dans le premier village qu'on va croiser, parce que je n'ai aucune intention de me lancer dans une carrière de bodybuildiste.
Le truc vraiment triste dans l'histoire, c'est que je vais devoir laisser la plupart de matériel photo au monsieur qui est venu nous déposer le canoë. Stephen m'a dit qu'il en prendrait soin pendant mon absence, et que je n'aurais qu'à repasser les chercher en rentrant. "Rentrer", j'aime ce mot. Cette région est magnifique, vivifiante, incroyablement balayée par les vents, mais si je peux la quitter aussi vite que possible avec mon ancien amour sous le bras, ce sera tout de même mieux. Je me sens un peu comme E.T quand il tripote tous ses fils et ses machins pour fabriquer le radar du siècle : Elina téléphone maison, téléphone maison, maiiison, maiiiiiiiiison !
Dormir sous la tente c'est sympa, ça me rappelle mes jeunes années de camping, mais franchement, les roches du lac Minto, c'est moyen niveau confort. En plus l'eau venait clapoter sans arrêt à nos pieds et ça me donnait l'impression que des hommes marchaient sur les bords du lac.
Je prends une dernière photo et on embarque.
Adieu mon trépied et mon flash gonflable... Stephen m'aide à m'installer et je vais devoir glisser le carnet et le stylo avec le reste dans le pot en plastique. A tout à l'heure si je suis encore vivante.
 Même jour, tard le soir

Ouahou, frayeur de ma vie. Je risque de pas être très claire parce que j'ai encore les idées à l'envers... Cette photo est la dernière que j'ai réussi à prendre avant que ça se passe :
On venait de parcourir une "petite distance" (à savoir tout de même du canoë pendant deux heures et demi sous un vent glacial, et les "welcome rapids"' de la rivière au feuilles (on se demande pourquoi ils portent ce nom, franchement y'a plus accueillant que des remous bien fourbes sur des rochers plein de mousses)) et Stephen avait rapidement installé ma tente en la maintenant avec de gros cailloux puis était parti téléphoner, quand j'ai entendu des cris d'hommes au loin. Portés par le vent, j'ai réussi à comprendre qu'ils nous hurlaient de faire attention en québécois, en anglais, et sûrement même en Cree. Je suis passée de la détente rêveuse à la poussée d'adrénaline bien dosée. Je me suis retournée si vite que j'ai vu noir : une forme brun foncé se déplaçait au loin, à peine quelques mètres, d'un pas plutôt nonchalant. Mais à en croire la vitesse à laquelle elle avançait vers nous, ce n'était pas si nonchalant que ça. J'ai à peine eu le temps de comprendre qu'un ours s'approchait de notre campement doucement mais sûrement que Stephen jetait son téléphone au loin et se lançait vers moi. Sous le choc j'ai failli basculer, mais c'est une montagne de muscles et il m'a retenue comme on ratrapperait une plume. J'ai eu un peu le souffle coupé, et, sincèrement, même en essayant très fort maintenant que tout est fini, je ne me rappelle pas des secondes qui ont suivi. Tout ce dont je me souviens, c'est qu'après un temps indéterminé, je me suis retrouvée à l'abri d'une petite grotte cachée derrière une rangée de pins, et qu'au loin on tirait des coups de feu. Le bruit du cœur de Stephen contre mon oreille était comme une batterie démesurée. Je sais que je suis restée totalement inerte contre cette poitrine chaude (il est vraiment musclé, ça n'a rien à faire là mais je le note), presque bercée par le bruit de sa respiration. C'est peut-être débile mais je n'ai pas eu peur un instant : j'étais coupée de l'instant, les nerfs à vifs, prête à courir au moindre danger, mais étrangement calme contre lui. On a attendu un bon moment, je ne saurais pas dire combien, puis on a quitté notre refuge à pas prudents. On pouvait entendre les hommes parler fort au loin, derrière les arbres.
J'ai eu comme une boule dans la gorge quand j'ai aperçu la forme inerte étendue sur la lande. Ok, il avait failli nous déchiqueter comme il avait déchiqueté ma tente, mais ce pauvre Balou ne méritait pas pour autant qu'on l’abatte aussi froidement. Les hommes de là-bas doivent voir ça tous les jours ; pas moi. L'ours gisait entre deux rochers, sa bonne bouille brune fixant un point mort.
Je me suis mise à pleurer frénétiquement, ça n'a pas duré plus de quelques secondes, le contre-coup de l'émotion sûrement. Puis les hommes ont soulevé l'ours pour le déposer dans un camion et Stephen a pris une photo pour moi.
Voilà... Nous n'avons plus qu'une tente. Je vous passe les images étranges à la Brodeback Moutain (version hétéro) qui me sont passé par la tête quand j'ai appris ça. L'envie de rire, la tristesse profonde et la peur ont eu un effet brutal sur moi : j'ai demandé à Stephen de monter la seconde tente et je me suis écroulée.
Trois bonnes heures plus tard, quand me suis réveillée, une couverture en laine était posée sur moi et ça sentait bon la viande grillée. Stephen avait préparé le repas.
J'ai voulu lui dire, vraiment, la raison pour laquelle on affrontait les ours ensemble en plein cœur du Nanavuk. Je l'ai regardé par-dessus le feu, manger paisiblement, ses yeux sombres reflétant les flammes, et j'ai eu envie de tout lui avouer. Mais comment lui dire que je suis ici pour un autre homme ? Qu'une fois que je l'aurai trouvé, il n'aura plus qu'à foutre le camp dans ses États-Unis ou bien ailleurs, pour peu qu'il nous laissent seuls à notre bonheur ? C'est bête mais je n'ai rien dit.
La nuit est bien tombée et je respire l'odeur des pins avant de rejoindre la tente. Stephen a proposé de faire des tours de garde avec un fusil, et je dois avouer que ça me rassure. Voilà une photo de lui ; je n'en prendrai pas de plus explicite. Je pense que certains souvenirs doivent rester comme ils sont : gravés dans le cœur et pas sur la pellicule.
Les Welcome Rapids

Notre pauvre ours
Stephen "l'Eta-zunien" sous notre tente rescapée

A demain si je survie à cette nuit...........
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