samedi 4 février 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 18

30 Juillet


Comment réaliser que le temps semble s'être envolé, que d'ici quatre jours et cinq nuits, je dépasserai le stade fatidique du mois passé ici ? Plus qu'un lever de soleil et je me retrouverai en Août, comme par magie, les mains dans les poches, de plus en plus paumée et de moins en moins consciente de l'être.
Je n'ai pas pris le temps d'écrire depuis une semaine parce que ça voulait dire mettre en mots ce que j'ose à peine regarder en face. Je continue tout droit alors que je vois se profiler le gouffre sans fond. D'abord, le gouffre financier : je n'ai plus un rond en poche, et pourtant je ne peux pas faire demi-tour. Ensuite, le gouffre, abyssal, de ma solitude humaine. Je n'ai jamais rencontré autant de gens en si peu de temps, et pourtant mon âme s'assèche comme un poisson au soleil. Je respire Mathéo, je dors Mathéo, je marche Mathéo. Je prends des bateaux, suis des inconnus, accepte de dormir n'importe où, ne regarde même plus ce que je mange, et avance, toujours, comme dans la chanson de Souchon : pas assez d'essence pour faire la route dans l'aut' sens, faut pas qu'on réfléchisse ni qu'on pense, faut qu'on avance.

Sérieusement, je crains un peu quand même pour ma santé mentale. Je n'ai plus grand chose de l'Elina du départ. Je ne me lave plus qu'un jour sur quatre dans de l'eau glacée, avant de m’emmitoufler à nouveau dans ma parka informe, indifférente aux poils qui me poussent un peu partout. C'est peut-être une forme instinctive de survie : ressembler le plus possible aux animaux de la région pour passer inaperçue. Se relier à la nature profonde des choses, à mon âme oubliée de grizzli.
Voilà donc sept jours de passés, sept jours et cinq villages différents. Plus je remonte la rivière, plus les maisons s'amenuisent et se serrent les unes contre les autres. Si le soleil brille plus fort, le vent est aussi plus radical, il ne fait plus de concessions, il vous transperce comme un couteau dans du beurre. Les gens sont aussi plus bourrus, surpris de voir une européenne sur leurs terres.
Depuis hier, le voyage s'est encore compliqué. Si, jusqu'à présent, j'avais toujours trouvé une bonne âme pour m'avancer au prochain village, je me suis retrouvée abandonné à moi-même en quittant "Imuijak". Personne n'avait de bateau, de canoë, ou même de renne disponible. Les vents soufflaient et j'ai plié ma tente. Je ne sais pas depuis combien de temps je marche. Je trace les bottes dans la boue, les doigts congelés, la goutte au nez. Et puis, parfois, je croise un renne. Je sais que lui, au moins, s'en va vers le reste de sa troupe, se réchauffer auprès de ses semblables, faire front contre le blizzard.
Peu à peu le paysage me dévore, entre en moi par tous les pores : ciels chargés, roches déchirées et barrées de longues trainées de fleurs rouges, pierres immenses abandonnées entre les dunes. Si la solitude devait avoir un visage, il aurait sûrement celui-là.

Bien sûr, j'ai pleuré cette nuit et ce matin. Depuis, j'ai la sensation de m'être vidée de toute mon eau intérieure : il y en a trop autour de moi. Rivière, flaques, gouttes-stalactites au bord de la tente à l'aube, boue dans les chaussettes, vase sous les bottes, pluie fourbe dans la capuche et contre la colonne vertébrale. Il m'est quand même resté assez d'énergie pour vomir, il y a peut-être deux heures, comme ça, d'un coup, après avoir essuyé une énième averse glacée. Je crois que mon corps a réalisé avant moi à quel niveau de désespoir je suis engluée : je vomis littéralement la rivière Kuugaluk.


Mais où es-tu, mon amour ? Est-ce que tu veux bien que je t'appelle encore comme ça ? Dis-toi que c'est le cri d'une pauvre folle qui n'a plus vu visage humain depuis douze heures et n'a rien à manger. J'ai besoin de penser à toi, d'imaginer ta tête quand tu me verras, que tu me reconnaitras, que tu me prendras pour une cinglée ; et peut-être que tu seras avec une autre, et peut-être que mon inconscience te révulseras ; que tu te en riras, mon amour.
Et si tu l'avais déjà pris, toi, l'avion pour retourner chez nous ?
Je serais à la recherche d'un rien lamentable.

Je vais monter ma tente et tenter de dormir. Si la rivière est prise de crue et m'emporte, ce ne sera peut-être que le juste ordre des choses.



* * *

3 commentaires:

  1. Pfff vite le dénouement, ya trop de tension ><

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  2. En plus ça se trouve, Mathéo il est déjà reparti ou en couple, et en fait c'est Elina qui va ne plus vouloir repartir car elle sera tombée amoureuse du coin!
    ...

    ouais nan, en fait nan, oubliez.

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  3. la pauvre, elle doit avoir faim aussi...

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