mercredi 8 février 2012

Kuugaluk (et moi) : partie 19

3 Août
 Il faut peut-être que je recontextualise ce qui vient de se passer pour comprendre pourquoi ça m'a paru aussi bizarre. Est-ce que c'était ces quatre jours de trop complètement toute seule le long de la rivière ? La faim qui m'a poussée à rationner jusqu'à la folie les trois barres de céréales et le poisson séché que j'avais au fond de mon sac ?
Déjà, je crois que rencontrer des humains m'a complètement bouleversée, c'était un peu comme rejoindre la civilisation après n'avoir eu comme compagnon qu'un ballon de foot customisé par son propre sang (hommage à Tom Hanks).
Ensuite, sûrement que les chemises à carreaux et les barbes ont rendu la ressemblance tellement proche de l'hallucination que j'ai cru ma dernière heure sonnée. Bien sûr, quelque part dans ma mémoire, je me souvenais de ce qu'avait dit Stephen, dans cet espèce de désert surréaliste et si improbable vue la quantité d'eau que je me tape depuis que j'ai rejoint Kuugaluk, que c'est à se demander si ce n'était pas dans une autre vie ; bref, c'était parti si loin que je ne me souvenais presque plus du job d'été dont il m'avait parlé : rassembler les troncs coupés sur la rivière. Or, c'est exactement ce qu'ils faisaient, ces cinq gars tombés de nulle part.
Bon, recontextualisons pour y voir plus clair : bien loin d'avoir quitté cet état lamentable d’hébétude insondable dans lequel j'avais plongé il y a quatre jours, j'avais au contraire poussé un peu plus loin encore, et je marchais en me parlant à moi-même, en chantant de temps en temps un vieux Jean-Jacques Goldman (et particulièrement, je l'avoue, ce passage si saisissant de "J'irai au bout de mes rêves" qui semble avoir été écrit pour moi : " Et même s'il faut partir, changer de terre ou de trace ; s'il faut chercher dans l'exil l'empreinte de mon espace ; et même si les tempêtes, les dieux mauvais, les courants, me feront courber la tête, plier genoux sous le vent-eeeeeent"), je n'avais pas dormi sous une tente depuis trois nuits (ayant, dans une chaine de circonstances honteuses que je ne décrirai pas ici, laissé filer dans le courant la tige principale et trois ou quatre piquets), et je commençais sérieusement à délirer, comptant des caribous invisibles sur la rive d'en face, quand j'ai entendu le bruit de voix, portées jusqu'à moi par le vent. Des voix humaines, chantantes, bourrues et viriles, des voix de mâles dans la tempête québécoise.
C'était miraculeux et totalement inespéré. J'ai couru, oui, j'ai couru, aussi lamentablement sans doute qu'un bébé girafon qui vient de naître, jusqu'à apercevoir la forme des premiers troncs. Le bruit de la scie électrique faisait vibrer l'air et frisonner les feuilles.
Depuis un jour de marche environ, le paysage avait peu à peu verdi et des sapins s'étaient multipliés de partout. Trop prise dans ma lente agonie en marche forcée, j'avais cessé d'y faire attention mais là il fallait bien que je me rende à l'évidence : j'étais en pleine forêt, et les troncs tombaient autour de moi comme la pluie en Normandie.
D'ailleurs, avant que je comprenne ce qui m'arrivait, un gros type à la moustache blanche s'est jeté sur moi et m'a baragouiné en québécois que je ferais mieux de déguerpir au plus vite. Rester là, c'était sûrement aussi inconscient que de s'assoir pour bouquiner au bas d'un volcan. J'ai trainé ma carcasse plus près de la rivière et c'est là que je les ai rencontrés. Quatre types dans la vingtaine, tous plus athlétiques les uns que les autres, la chemise négligemment boutonnée ou carrément autour de la taille ; un spectacle outrageant mais tout de même seul capable de me faire sortir de ma léthargie. Le sang a dû affluer dans mes vaisseaux sanguins à une telle vitesse que j'en ai perdu l'équilibre.
L'un des types m'a aperçue et il s'est figé dans son vol, tandis que ses trois petits camarades continuaient de sauter de tronc en tronc comme s'il s'agissait de changer de trottoir. Et ça les faisait rire en plus. Ce type avait le cheveux dru et châtain et des yeux d'un bleu limpide (chemise autour de la taille lui, pilosité de type semi-velue tirant sur le blond ; passons les détails, je ne fais ça que pour me rassurer sur ma santé mentale, Kuugaluk n'a pas encore tout ramolli dans mon cerveau). Avec un sourire ravageur, le soleil faisant apparaître de discrètes tâches de rousseur sur son nez (toujours pour me rassurer, ma vue fine n'a pas subi de dégâts), il s'est approché pour me tendre la main.
"Are you all right ?"
Là, je crois que j'ai carrément dégobillé une réponse tellement j'avais de salive dans la bouche. Quelque chose du genre "Ah euh, yes, I'm fine, je crois, enfin, yes, merci. I'm fine. And... Hello."
Le gars a ri - le rire que j'ai toujours imaginé à Rimbaud : insolent de jeunesse. 
" Vous êtes française ?"
J'ai hoché bêtement la tête et Rimbaud m'a gentiment menée jusqu'à ses collègues. Il y avait, si on ne garde que l'essentiel, Chemise Verte (deux boutons défaits au bas du torse, de quoi apercevoir une pilosité de niveau trois, noire corbeau et un élastique de caleçon, ou de boxer peut-être, blanc crème), Chemise Grise (bien fermée et le col relevé, le genre beau gosse jusque sur les troncs, une paire de lunettes accrochée au col, les yeux aussi vifs qu'un laser), et pour finir Pas De Chemise (crâne rasé, mais velu, un cousin de Russel Crowe, les épaules larges et les mâchoires dures).
J'ai un peu perdu tous mes moyens, et sans vraiment les y inciter, ils m'ont raconté leur boulot, le "draving", une version moins dangereuse d'un travail saisonnier vieux comme le monde (ou plutôt, vieux comme les scieries) : on scie les arbres, puis on les coupes en belles tranches et une petite grue les dépose sur la rivière. C'est alors qu'ils interviennent, un grand bâton souple à la main pour sauter de tronc en tronc et rapatrier les évadés, former un beau troupeau de troncs dociles. D'ici quelques semaines, quand il y en aura assez, ils les laisseront suivre le cours de l'eau et descendre jusqu'à la scierie où ils seront débités. Ils m'ont parlé accidents du travail, risques de noyade, plaisirs d'être sur l'eau, décrets écologiques qui réduisent considérablement les possibilités. Moi j'écoutais, un peu niaise. Puis ils m'ont questionnée sur ma présence, et j'ai vaguement évoqué un voyage, du tourisme, l'envie de tester ma nature profonde, bref, des conneries.
Et c'est là que Pas De Chemise m'a coupée dans mon élan :  "C'est une super région, ça c'est sûr. Mais toute seule, comme ça, c'est peut-être pas l'idéal. Moi, je m'en fiche, mais tu ferais bien de faire attention à toi, certaines personnes ne voudraient pas qu'il t'arrive quelque chose de grave".
Bon, d'accord, ça fait un peu paranoïaque sur les bords, et c'est vrai que j'avais sûrement l'air de quelqu'un qu'il faut à tout prix sauver au risque d'avoir sa mort sur la conscience, mais enfin qu'est-ce que ça pouvait lui faire à ce type que je finisse raide au fond de la rivière ? Il l'a dit lui-même : il s'en fiche. Alors pourquoi cette phrase ? Est-ce que j'ai raison de flairer comme un étrange arrière-goût de sens caché ?
J'imagine que même au beau milieu de cette pluie de troncs, les ondes téléphoniques circulent quand même, et si "une certaine personne" avait voulu les contacter, il aurait très bien pu. Peut-être que je perds vraiment la boule cette fois. Mais j'avais déjà quitté les cinq tombeurs du draving depuis longtemps quand ça m'a traversé l'esprit.
Il ne me reste plus qu'à cogiter sur la brochure que m'a donné Rimbaud, une illustration presque trop proche de la réalité du seul pilote de troncs qu'il m'importe encore de croiser sur cette rivière.
Peut-être que cette foutue rivière aux feuilles me réserve encore des surprises, finalement.





















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4 commentaires:

  1. Aaaah 4 beaux garçons... je sens que je vais économiser pour faire un voyage à Kuugaluk...
    (signé la sorciere)

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  2. "Et si une certaine personne avait voulu (la) contacter, il aurait très bien pu......... Kuugaluk ou réalité?

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  3. Moi, même pour 4 beaux garçons, j'irais jamais de la vie.... marcher dans un paysage hostile et sauvage des jours durant, à en délirer, euh.... des beaux garçons y'en a bien ailleurs non ?!

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  4. Moui, les beaux garçons il y en a aussi dans les pays chauds et civilisés hein!

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