mardi 14 février 2012

Kuugaluk (et moi) partie 20

4 Août

Bon d'accord, ça fait un mois que j'ai grimpé en croisant les doigts et les orteils à bord du vol air canada avec la tête bourrée de rêves débiles, et oui effectivement, aucun de ces rêves ne s'est encore réalisé ; c'est vrai, je suis dans un état à faire pleurer une statue et je n'ai même plus de quoi me payer une allumette ; on ne dira pas le contraire, ma santé mentale vire au délire un peu trop souvent à mon goût ; cerise sur le gâteau, j'ai mes règles. On ne parle pas assez souvent de ces petits détails qui font toute la saveur des échappées sauvages en terre inconnue, et j'ai une pensée émue pour toutes mes consoeurs de Koh-Lanta qui ont dû affronter cette joie immense avant moi (bon, elles, elles avaient toujours la Prod pour les fournir en tampax, et n'allez pas me faire croire qu'on les laissait aussi en mode survie à ce niveau-là).
Bref. Tout ça pour dire qu'il y aurait de quoi se foutre une balle, ou, à mon niveau, tenter de s'étouffer sous la mousse ou oublier de reprendre son souffle en buvant dans la rivière.
Et pourtant. Pourtant, je suis toujours debout et malgré les champignons qui fleurissent entre mes orteils à la faveur de la moiteur de mes bottes, je marche encore. Et je me hais pour ça : parce que je sais que depuis hier, je ne le fais plus seulement pour rejoindre Mathéo, mais en espérant un jour me faire ratrapper par "une certaine personne". Est-ce que si j'essayais vraiment de me finir à coups de mousse dans la gorge, cette certaine personne surgirait de derrière un rocher pour arrêter mon pauvre geste ? Est-ce qu'il me suit, dans sa parka rouge pas du tout camouflage ? Il me semble que je l'aurais déjà remarqué depuis longtemps. A moins qu'il ne me fasse suivre par des complices.... Est-ce que ce phoque d'eau douce n'avait pas l'air trop humain ? A bien y réfléchir, il m'avait semblé bien gros, pour un phoque.
Enfin, le temps me le dira. Je devrais plutôt m'inquiéter pour ce qui compte vraiment : je n'ai plus rien à manger. D'après la carte que m'a laissé Celui Dont Je Ne Parlerai Plus Parce Que De Toute Façon Il M'a Lâchement Abandonnée Et Ne Me Suis Même Pas en Personne C't'enfoiré, je ne suis plus très loin du dernier village Inuit de la région. Autant dire qu'après, si je n'ai pas retrouvé Mathéo, je serai condamnée à m'enfoncer dans les recoins vraiment sauvages de Nunavik. Et pour bouffer, il faudra que je creuse des trous dans la banquise, ce qui m'enchante d'avance. En parlant de ça, je vais devoir faire une pause pour rechercher de quoi me sustenter, quelques racines et des miettes de crackers sauce fond du sac.






Plus tard


Autant dire que je suis une miraculée, et ce paragraphe est le premier du reste de ma vie. Pour en finir, j'aurais pu envisager tous les scénarios, mousse ou pas mousse, je n'aurais pas pu faire plus radical que ce à quoi j'ai échappé. Il faut m'imaginer, moi, le pantalon retroussé jusqu'aux genoux et les pieds fermement plantés au milieu de la rivière, l'air béat, passionnée par le manège de tous petits poissons visiblement intéressés par les peaux mortes sur mes orteils, quand un bruit de tonnerre a résonné au loin avant de devenir de plus en plus fort, les petits poissons se sont envolés, les petits cailloux sur la rive on commencé à trembler, moi je suis restée là. Et pendant que le tremblement s'intensifiait jusque dans ma cage thoracique, je pensais n'importe comment, ma dernière heure est venue, mourir pieds nus c'est poétique, je n'ai plus de batterie pour appeler Maman, il aurait quand même fallu que je me rase les jambes dans cet état pas sûr qu'on me reconnaîtra à la morgue, et qu'est-ce que ça fait de recevoir la foudre ? Et c'est là que deux choses sont arrivées en une petite seconde : j'ai vu une forme rouge surgir de derrière un sapin, tandis que dans la direction opposée, une horde de caribous s’épanchait hors de la forêt comme une marée noire. J'ai senti mes dents s'entrechoquer au rythme de leurs sabots, c'était totalement incroyable, impossible de bouger, j'étais envahie par un grand tambour, j'étais un tambour.
Bon, aussi fascinant que ça puisse être, j'étais quand même au beau milieu du tracé de migration de ces charmants cervidés, et ils n'allaient pas s'arrêter pour moi, "oh excusez chère demoiselle, nous allons prendre un autre chemin, ne vous dérangez pas", tourner les sabots et faire demi-tour. Bref, si cet imbécile d'amerloque à la con n'avait pas foncé jusqu'à moi en agitant des bras comme un moulin, on aurait pu lire sur ma tombe "Elina Caillon, 25 ans, écrasée par 862 sabots au Nord de la rivière Kuugaluk". Ce n'est pas le cas, et je suis à présent déchirée entre une reconnaissance abominable et la haine la plus pure.
Situation : j'ai une tente toute neuve au-dessus de la tête, une couverture sèche sur les épaules, j'ai pu me laver avec de l'eau chaude et du savon, je sais que ce soir j'aurai le ventre plein. C'est d'une atrocité la plus totale, je voudrais fuir, courir pleine de fierté dans mes bottes déglinguées, ne pas me retourner, ne rien regretter, comme les 2 be 3. Je voudrais le faire pour qu'IL comprenne à quel point je n'ai PAS besoin de lui.
Je serais morte deux fois s'il n'avait pas été là ? Oui, bon, et alors, ça ne lui donne aucun droit sur moi.
Il n'a aucun droit de ressurgir en prince conquérant pour m'arracher à une mort atroce, ni d'avoir ces yeux-là, ces boucles-là, cette façon si craquante de passer son pouce sur sa barbe, juste au-dessus de sa lèvre supérieure, là où un charmant petit creux fait une ombre affreusement érotique.
Il est là, et il n'a rien dit, rien demandé, il n'a pas non plus cherché à me culpabiliser, il s'est contenté de monter la tente et de faire un feu. Je sais maintenant qu'il m'a suivie depuis l'incident du canoë. Je sais aussi qu'il ne l'a pas fait en Guillaume, parce qu'il était rongé par une culpabilité dégoulinante de bons sentiments. Pourquoi il l'a fait ? Je n'en sais rien. Et j'ai terriblement envie de percer le mystère.
Enfin, d'abord, je vais le haïr encore un peu.

En hommage à ces charmants animaux, d'un nombre incroyable, majestueux et magnifiques à observer (de loin et au chaud), j'ai quand même pris quelques photos, j'espère qu'elles rendront bien.


En attendant de m'en remettre tout à fait, je vais manger les grillades de Stephen en faisant la gueule, tout un exercice de style en soi.
See you, caribou.......

* * *

7 commentaires:

  1. Je ne comprends pas bien pourquoi elle le hait comme ça.... il l'a juste suivie pour la protéger en cas de besoin, tout en lui laissant vivre son voyage....

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    1. C'est juste de l'orgueil mal placé. Elle le dit elle-même, elle le "hait" pour la forme, histoire de pas trop vite le remercier ou elle risquerait de l'adorer au contraire. C'est une façon de se défendre...

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    2. ouaip, je réagirais peut être pareil. En tout cas j'adoooore l'évolution de l'histoire :)

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  2. Mouais, je continue de pas comprendre, ils se sont quittés en s'embrassant, quand même... elle s'en est sortie toute seule malgré tout, c'est pas comme s'il avait placé des canoë ou des ballots de viande sur sa route pour qu'elle bouffe.... je le défends !!!! non mais oh !!! réaction de chienne de garde là ;)

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  3. (j'aime le captcha qui te demande de prouver qu'on est pas un robot :p)

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  4. Non mais je comprends, moi aussi j'aurais juste été reconnaissante, mais ni lui ni elle ne veulent se permettre d'exprimer leurs vrais sentiments : elle parce qu'elle est au bout du monde pour une folie et ne veut pas accepter ce qui lui arrive, lui parce qu'il s'embarque à sa suite sans vraiment savoir pourquoi non plus (ou se l'avouer)

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  5. Caillon? oO
    Skoi ce nom!?

    Oui, je fais des commentaires inutiles.

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