dimanche 23 octobre 2011

Partie 14

10 Juillet

Je ne sais par où commencer ce nouveau paragraphe : je suis encore en vie serait un bon début, non ?
Tout compte fait, je ne suis plus tout à fait en un seul morceau serait sûrement plus proche de la vérité.
J'ai hésité à continuer ce journal d'ailleurs, il y a encore dix minutes je pleurais sur mon sac en pliant les quelques affaires ayant survécu à l'accident, enfin sèches, et j'étais décidée à refaire le chemin à l'envers vers Montréal, l'avion, Paris, ma Normandie. J'avais envie que Maman me prenne dans ses bras, quitte à essuyer une averse de reproches, "je te l'avais bien dit", "j'avais encore raison" ; tout plutôt que d'affronter le reste de cette foutue rivière toute seule.
Remontons au moment T. Je ne sais pas si ça se verra sur la photo que j'ai prise, mais après les quelques remous inoffensifs qu'on peut apercevoir, il y avait une chute bien plus corriace, extrêmement brutale et pas du tout prévue. J'ai à peine eu le temps de refermer le bidon sur mon journal et l'appareil photo qu'on était projetés en avant avec une puissance folle par plusieurs centaines de mètres cubes d'eau. Le canoë a été poussé en avant, et la dernière image que j'aie en tête c'est la main de Stephen saisissant la mienne avant que tout ne devienne bleu et blanc, affreusement humide, liquide autour et à l'intérieur. Une forme brune est furtivement apparue devant moi, la main de Stephen a glissé de la mienne et j'ai sombré.
Je sais maintenant que ma tête a heurté un rocher et que je me suis évanouie. Le contenu du canoë ainsi que le canoë ont continué de dériver lentement puis se sont coincés un peu plus loin. C'est le jaune des bidons qui a attiré le regard d'un pêcheur occupé à remonter la rive pour rejoindre son pick-up. C'était plus de deux heures après l'accident. Stephen avait eu le temps de tomber en hypothermie et moi de perdre une bonne dose de sang.
D'après les médecins, s'ils n'étaient pas passé à ce moment-là, nous ne serions plus là. La nuit avait commencé à tomber, et nous aurions perdu plusieurs degrés de plus en quelques minutes, l'obscurité aurait empêché qu'on nous apercoive de la rive.
Le pêcheur habitait dans le coin, un village Blanc où il y avait tout ce qu'il fallait, couvertures chauffantes, bandes de gaze, des hommes aguerris aux premiers gestes de secours. Une chance assez dingue. Stephen avait vraiment joué avec la mort, mais il n'avait pas de blessures extérieures et il s'est remis plus vite que moi. Maintenant qu'il est parti, j'ai des réflexions acides, du style "il venait de m'acheter une super doudoune alors que lui n'avait qu'un anorak rouge sur sa chemise de cow-boy, sa généroité à la con d'ours mal lêché m'a quand même sauvé la vie, et moi je ne lui ai rien donné en retour, à part une bonne infection pulmonaire et plusieurs centaines de dollars de matériel à racheter."
Je me suis réveillée le lendemain matin assez tôt. Stephen était assis dans un fauteuil près de mon lit, emmitouflé dans une couverture chauffante qui lui donnait un air de cosmonaute tombé du ciel. J'ai voulu parler mais ma gorge me faisait un mal de chien. J'ai émis un sifflement pitoyable, il a quand même relevé la tête. Il semblait avoir pris dix ans d'âge, ça rendait ses yeux sombres presques insoutenables.
"Elina, a-t-il dit, avec son petit accent, thank God."
Je ne l'avais jamais imaginé spritiuel et ça m'a un peu retournée sur le coup. A voir ça tête, on aurait pu croire qu'il venait de tuer quelqu'un.
"Je suis vraiment, vraiment désolé. Je connais cette rivière par coeur... Je savais qu'on aurait dû prendre un autre chemin, contourner les rapides, y aller plus doucement... J'ai cru que ça serait facile, je me suis pris pour Superman, c'était complètement stupide... Je suis désolé, vraiment désolé..."
Il avait prononcé "Superman" à l'américaine, comme dans les films québécois et ça m'a fait sourire. C'est bizarre comme on pense à des trucs débiles comme ça, à des détails dans les moments où ça va le plus mal. J'aurais voulu le rassurer, lui dire que c'était rien, qu'il ne pouvait pas savoir, qu'on s'en remettrait. J'étais épuisée et je n'ai rien dit. Ses yeux bruns m'hypnotisaient. Je me rapelle que pendant de longues minutes, on s'est regardés sans rien dire. J'avais besoin de rester comme ça, à entendre son souffle soulever sa poitrine, à sentir son regard sur moi, dur de remords mais par moment doux d'autre chose.
Avec le recul, c'était comme ces instants d'enfance où on est un peu malade, pas assez pour aller voir le médecin, mais suffisamment pour rester au lit, et qu'un de nos parents s'assoit près de nous, pose sa main sur notre front et dit une parole simple mais qui réconforte.
C'était ça. Puis Stephen s'est penché et m'a embrassée. Ça semblait si naturel que je l'ai remercié, et tout son visage s'est assombri.
"Pourquoi merci ? J'ai failli nous tuer tous les deux, y'a rien à remercier."
Je n'ai pas su quoi dire. Il s'est reculé, et j'ai senti que cette distance qui, enfin, venait de céder entre nous, s'était à nouveau installée. J'ai tendu la main vers lui, et il m'a donné mon téléphone.
"Je pense que tu devrais rapeller certaines personnes, a t-il dit en voyant la surprise dans mon regard. J'ai... J'ai dû fouiller dans tes affaires pour savoir qui contacter, je suis désolé. J'ai appelé ton amie, Fanny, c'était le dernier numéro enregistré."
J'ai pensé à tout ce qu'il y avait dans mon sac, mon journal pour commencer, le texto de Guillaume sur mon portable... Avant que j'aie pu répondre, il a repris :
"J'ai trouvé ça".
Il a tiré de sa poche le dernier objet auquel je n'avais pas pensé : le bracelet au nom de Mathéo. Sans qu'il ait besoin de parler, j'ai compris qu'il savait. Il a posé le bracelet dans les plis de la couverture, près de ma main qui tenait le téléphone.
"Je suis vraiment désolé, Elina, pour tout. La rivière Kuugaluk est grande, mais il y a plein de gens bien intentionnés dans le coin. Je suis sûre que tu trouveras quelqu'un pour t'aider. Ce qu'il y avait dans les bidons est encore en bon état : notre tente, tes affaires. Je te laisse tout. Un ami à moi peut venir t'apporter un nouveau canoë si tu le souhaites, l'autre est foutu. Mais comme tu n'es pas très calée, tu ferais sans doute mieux de te trouver une voiture."
Il n'a pas relevé les yeux vers moi. J'aurais voulu, parce que si j'étais incapable de parler, je crois que mon regard aurait pu le retenir. Ou peut-être pas. Peut-être que j'ai inventé ce qui s'est passé dans cette chambre, que j'étais encore sous le choc de l'accident, que mes neurones n'avaient pas repris leur place initiale, qu'en fait c'était un simple baiser d'adieu entre deux personnes qui n'ont plus rien à se dire.
Il a quitté la chambre et j'ai dormi vint-quatre heures. Quand je me suis réveillée ce matin, il y avait une carte de la région sur le lit, le numéro d'une location de canoë, le bidon en plastique jaune où je pouvais apercevoir la toile de la tente.
Et ce mot :

Pas envie de prendre de photo. Je dois me lever et marcher avant que toute ma volonté ne disparaisse de nouveau... Moi, j'espère que je sais ce que je cherche.

* * *

3 commentaires:

  1. Aaaaah mais non! mais ça me chamboule tout plein! mais vite, la suite!!!

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  2. J'adore, j'adore, j'adore! Vite la suite!

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  3. Ouiiii ils se sont embrassés !!! ;)

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