lundi 19 septembre 2011

Kuugaluk : partie 9

5 juillet, vers 8h du matin

Je me suis quand même pris une nuit pour me poser. Je m'étais convaincue que j'étais venue pour visiter, mais plus ça va plus je réalise à quel point on peut s'auto-persuader dans la vie. Aucun touriste sain d'esprit ne visiterait Montréal de cette manière : l'aéroport, une rue sans intérêt, un court passage dans un cimetière, l'université, un cyber-café quelconque, un hôtel quelconque puis RE l'aéroport.
Oui, parce que je n'ai que ça à faire, je reprends l'avion. Direction : Chisasibi (prononcer « chisaasiipii »). J'ai l'impression de m'envoler pour une bourgade paumée dans le désert Irakien, mais non. C'est bien au Québec, mais alors dans le genre bien au nord avec une seule piste d'atterrissage.
C'est la destination la plus proche de Kuugaluuk, la ville habitée la moins éloignée de cette foutue rivière qui, après réflexion, me tente tout autant qu'une incursion dans le désert irakien.
J'étais venue prendre des photos, et PEUT-ÊTRE en profiter pour voir si, par hasard, mon gentil amour de lycée habitait toujours dans les parages ; et je me retrouve à m'enfoncer dans une région inconnue où vivent des gens bizarres, qui parlent le « cri » et chassent le phoque (et qui sait, PEUT-ÊTRE prendre des photos).
C'est tellement dingue que je ne réfléchis plus. C'est tout juste si je prends le temps d'écrire ces quelques mots sur le bord de mon sac avant de monter dans l'avion.
Je me demande à quoi tient la vie parfois. Vous feriez ça, vous ? Monter dans un avion sans destination, juste pour le voyage ? Peut-être sur un coup de tête, avec une bande de potes, un week-end, pour rigoler. Mais pas toute seule avec une somme d'argent qui suffira pour l'aller, mais peut-être pas pour le retour.
Enfin, sans rire, avant, la seule folie que je m'autorisais c'était de prendre une rue au hasard quand je marchais en ville. Dans MA ville.

Chisasibi, 13h.

Je dois rêver. Si je trouve un cyber-café ici, j'aurai une chance de gagnant du loto.
Sérieusement : des gens vivent ici ? Parce qu'on croirait une banlieue défavorisée de la Lune. Je laisse des emplacements vides au cas où je ressors vivante de ce remake de la Colline a des yeux ET que je retrouve la civilisation.
 
  

 Beaucoup plus tard
Bon ok, j'ai fait ma crise de larme version Pékin Express (quand on est sur son canapé, on se dit toujours
" mais qu'est-ce qu'ils ont à chialer tout le temps ceux là ? Franchement, c'est bon, vingt minutes de marche avec un sac à dos et ils pètent un câble !" Et ben en fait, oui. Vingt minutes quand tu ne connais personne et que tu te sens aussi seule qu'une fourmi sur une branche... tiens, au beau milieu de la rivière Kuugaluk, tu rigoles moins.) J'étais étalée de tout mon long dans la poussière lunaire de Chisasibi, adossée à un vague poteau électrique et je m’évertuais à rendre un peu moins désertique le sol autour de moi à grands litres d'eau salée, quand une ombre s'est élevée sur moi. Assez carrée, l'ombre, moulée dans une chemisette à carreaux rouges et noirs, la barbe au visage, le cheveux sombre et bouclé. J'ai d'abord cru que ce bûcheron improbable n'était qu'une apparition (dans le style ville fantôme, ça tombait à pic). Mais quand il m'a parlé avec ce petit accent américain à peine perceptible, j'ai bien dû relever la tête.
"Vous allez bien ? Je vous observe depuis un petit moment, vous avez vraiment l'air perdu."
J'ETAIS perdue et j'en menais pas large, mais figurez-vous qu'à ce moment-là, la seule réflexion que j'ai pu me faire, c'est qu'un accent américain a quand même beaucoup plus de sex-appeal qu'un accent québécois. Non mais franchement "vu zavez vraïment l'ai' perdou", c'est juste adorable.
Je me suis essuyé les yeux d'un revers de manche et j'ai reniflé.
"Je voudrais prendre l'avion... Mais je sais pas vraiment pour où."
C'est tout ce que j'ai réussi à formuler.
"Oh... a murmuré le bûcheron américain. Je vois... C'est pas très compliqué, parce qu'il n'y a qu'une piste."
Il a eu un petit sourire, et franchement, c'était pas le moment. Dans la rubrique "crise de Pékin Express", j'ai joué l'acte 3 : je ménerve pour rien et je vais bien jusqu'au bout.
"Non mais vous êtes qui vous d'abord ? C'est quoi votre problème ? Vous vous la jouez américain qui sauve toutes les nations c'est ça ? Je vais très bien ! Je me débrouillerai, merci ! Retournez d'où vous venez ! J'imagine que vous avez des arbres à couper où des trucs comme ça ?"
Oui, j'ai été raciste, étriquée, ingrate et débile. Mais j'allais mal. Il a encore eu un sourire, et j'allais reprendre mon souffle pour en rajouter une couche, quand il a répondu.
"En fait oui. Je m'occupe des arbres. Mais pas pour les couper, pour les rassembler sur la rivière. Je viens passer l'été dans la région, tous les ans. Mon secteur, c'est la Rivière aux Feuilles, Leaf River. Ou kuugaluk si vous préférez."
"Kuugaluk ??!"
Et là je m'en suis voulu à mort.
"Oh, mais... C'est incroyable... C'est... Je..."
"Et c'est Stephen... Mon nom."
"Oh, oui... Stephen. Comme King ?"
"Pardon ?"
"Stephen King ? Comme Stephen King ?"
"Ah ! Oui."
Il a encore eu un sourire. Ça faisait briller ses yeux marrons.
" Et si vous voulez, même si je ne suis qu'un pauvre Américain, je peux vous prêtez une tente en attendant le prochain avion. Et je peux aussi vous dire où descendre de l'avion. Et quel bateau prendre pour aller sur la Rivière. Et quelle langue y parler. Ah, et aussi, quelle chemin prendre pour éviter les migrations de caribous."
Je dois l'avouer, je n'ai pas compris un seul mot de ce qu'il a dit. Mais j'ai rangé ma fierté à deux balles. J'ai su que cette nuit là je dormirais dans une tente, et j'avais raison.
Monsieur King dort dans la tente à côté. Je n'ai pas la moindre idée de qui il est, ni ce qu'il fait vraiment dans la vie. Mais je dois dire que s'il n'avait pas été là, je ne serais plus qu'une flaque au pied d'un panneau éléctrique.
Je suis toujours en vie et j'ai un toit au-dessus de la tête. C'est déjà ça.
L'entrée de Chisasibi






3 commentaires: