vendredi 11 novembre 2011

Partie 15

11 juillet

Me voilà donc all by myself. Parfois c'est absolument terrifiant, parfois j'oublie même que Stephen a été là. Je me demande si ce n'était pas qu'une apparition, la résurrection en muscles et en chemise d'un malheureux bûcheron qui aurait dérapé sur une mousse sournoise, serait retombé sur le cou puis aurait disparu dans les tourbillons de la rivière aux feuilles, rongé peut-être par des castors.
Les premières heures, j'ai marché, après avoir quitté difficilement les gentils pêcheurs québécois qui s'inquiétaient de me voir partir seule, qui se demandaient où était mon "chum", pourquoi je faisait cette tête, et que je ferais mieux d'"attacher ma tuque avec de la broche" (qu'en gros j'allais en baver).
J'ai marché en suivant de loin la rivière, ma gentille alliée qui me guide en glougloutant, me laisse l'approcher pour remplir ma gourde, offre des paysages parfois inquiétants, souvent magnifiques.
C'est un miracle que mon appareil fonctionne encore, mais il est toujours là, et j'ai pris plus de photos en quelques heures que depuis le début du voyage.



Après midi (et une boîte de cassoulet froid... Je vous passe la description), j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai appelé Fanny. Autant dire que, déjà, les coups de téléphone Québec-France ça raque vachement, mais là je crois que ton mon forfait pour un an y est passé. "MON DIEU, ELINA ! MAIS, qu'est-ce que tu as fait, PUTAIN, mais tu m'a TUEE, j'ai cru que j'allais faire une crise cardiaque !! Non, MAIS, c'est QUI en plus ce mec ?? D'où il sort le Stéphane, ou Steven, là ? Il m'a dit que vous avez failli MOURIR ! T'imagines ce que tu m'as fait ? Et ta mère ? (quoi ma mère ?.....Non, ne me dis pas que tu l'as prévenue....) NON MAIS, tu vas m'expliquer, oui ? Je suis en panique, tu peux pas imaginer, j'ai pas dormi de la nuit, je peux même pas manger, j'ai cru que t'étais dans le COMA !"
Et ainsi de suite pendant dix bonnes minutes. J'ai laissé couler. C'est comme Kuugaluk, rien ne l'empêchera de se déverser à gros flots jusqu'à la baie d'Ungava. Il faut juste attendre que ça passe. Quand elle est arrivé au bout de son souffle, j'ai enfin pu caser quelques mots.
"Fanny, je vais bien. D'accord ? Stephen, c'est un gars que j'ai rencontré et qui m'a aidée. J'ai dû quitter Montréal assez vite... Matthéo est plus loin que je le pensais. Mais ça va. Je le cherche encore quelques jours et si je le retrouve pas, je te promets que je rentre."
Où est le mensonge dans cette phrase ? Ou les mensonges ?
J'ai fini par raccrocher l'oreille en feu, et à reprendre ma route. Bon, rien de catastrophique : ma mère doit être en train de crier sur les toits que je suis une cinglée doublée d'une trainée qui s'est entichée d'un inconnu et l'a suivi dans une contrée sauvage bourrée Eskimos, et qui a failli terminer sa vie au bout du monde et sans sa mère (qui s'est saignée aux quatre veines toutes ces années pour la voir réussir, si c'est pas malheureux).
C'est une pensée assez atroce, mais je crois qu'une part d'elle prendrait son pied si j'y passais vraiment. Elle pourrait jouer la plus grande tragédie de sa vie. Bref.
J'étais un peu perdue dans mes pensées quand j'ai croisé Jean-Paul et son énorme poisson. Heureusement, quand j'y repense. Il m'a donné un peu de forces pour continuer.
Je m'étais approchée du bord pour respirer un peu et regarder la carte, quand il m'a lancé :
"Hello là-bas !"
 Forcément j'ai sursauté comme une andouille.
"Oh ! J'vous ai fait peûûr ? ... Z'avez ben l'air tanné, avez-vous d'la misêêr ?"
Je me suis approchée, consciente d'avoir effectivement l'air complètement paumée.
"Avez-vous l'air mal pris ! V'nez vous d'ici ou d'ailleûûr' ?"
"Euh... En fait, je suis française. Je visite la région."
Il a eu l'air étonné, puis il a éclaté d'un grand rire.
"Ah ben ! Toute seule com' ço, avez-vous ben peur ni de Dzieu ni du dziable ! Itsi c'est Saint Creux des Egarés ! Pi la nuit va tomber et y f'ra noîîr com' din l'cul d'un ourrrs.... Vous pourriez avoir des bibittes !"
Là, j'ai tiqué. Des quoi ? C'est bizarre, j'ai pensé à Stephen un quart de seconde et je me suis mise à rougir. L'inconscient fait de drôles de raccourcis parfois. Il a repris :
"Des "problèmes" on dit chez vous ?"
"Ah ! Oui ! Non, non... Je vais sûrement louer une voiture."
"Ben oui, fââr' du pouce par itsi c'est po conseillé, faut avoîîr l'coeur din l'ventre ! Pi vous m'avez l'ââr' ben à boutte...Prenez une bûche lo, v'nez dans l'bateau. Faîtes ben att'zion par contre, prenez po une fouille."
Jean-Paul m'a gentiment accueillie dans sa petite embarcation bourrée à ras bord de fil, de seaux et de poissons frétillants. Il m'a raconté avec plaisir toutes ses petites aventures sur la rivière Kuugaluk, m'a offert une "petite chotte de ponce", à savoir un petit coup d'un alcool mélangé à du miel et de l'eau. Puis il m'a montré avec fierté l'immense poisson qu'il avait atrappé un peu plus tôt et je l'ai photographié, avec son magnifique manteau imitation algues :


Il m'a demandé ce que je faisais dans le coin, et, sans entrer dans les détails (j'ai compris la leçon), je lui ai expliqué que je cherchais à rejoindre le village Cree le plus proche.
"Ah vrââment ? J'peux-tu t'y conduire si tsu veux, c'est po ben loin maint'nin, y'a po trois miles. Toute seule, pas sûr pantoute que tu y'arriv'ras, t'es lo qu'tu fais po cent livres toute mouillée et qu't'as belle alluûûr', pi qu'y fait déjà frette et y pourrait ben qu'il pleuve à boire deboutte bientôt..."
En gros, sans lui j'étais bien dans la mouise. Sans plus négocier, Jean-Paul a poussé son bateau au milieu de la rivière et nous sommes partis. C'est vrai que la nuit est vite tombée. J'étais bien contente de ne pas être seule, d'être de nouveau sur l'eau, même si le bavassement continuel de Jean-Paul me faisait un peu regretter le silence méditatif de Stephen. Au fur et à mesure que les coups de rames du pêcheur nous approchait un peu plus du village, je commençais aussi à angoisser pas mal. Qu'est-ce que j'allais leur dire ? Et si Matthéo était là ?
Rien que d'y penser, j'avais une pierre dans le ventre. C'est complètement dingue de faire ce que je fais, et pour un homme, ça doit être affreusement flippant. Il me prendra pour une tarée, c'est sûr. Mais est-ce que je peux me permettre de faire demi-tour si près du but ?
Nous sommes finalement arrivés à la nuit tombée et j'ai cru que mon coeur allait vraiment lâcher quand j'ai mis pied à terre. Jean-Paul s'est lui aussi inquiété pendant un temps infini de mon avenir, et j'ai eu bien du mal à le rassurer étant donné la panique dans laquelle je me noyais peu à peu.
Quand son bateau a disparu dans l'obscurité, j'ai bien compris qu'on y était : moi, ma lampe de poche, et les Inuits du Nunavuk.
J'ai expiré un grand coup dans la fraîcheur de la nuit. Mon dieu, ces quelques pas dans la forêt vers les lumières des maisons, c'était comme marcher au bord d'un toit.
Dès que j'ai vu des mouvements humains, j'ai ralenti pour observer. Je m'attendais un peu à des bonhommes étranges en costumes traditionnels, ou en manteaux de phoques (alors qu'on est en été, c'est bien étriqué de ma part). Voir des enfants montés sur des vélos, en k-way occidentaux, ça m'a quand même fait bizarre. Et puis j'ai aperçu une vieille dame dans une robe particulièrement bigarrée, et je me suis lancée.
Quand elle m'a aperçue, son visage de vieille pomme cuite s'est éclairé de surprise. J'avais la main qui tremble quand j'ai sorti la petite photo de Mathéo, vieille de cinq ans, et que je lui ai tendu.
"Euh... Bonsoir... Excusez-moi de vous déranger... Vous parlez français ?"
Elle m'a regardée avec circonspection. Les enfants avaient laissé leurs vélos et s'amassaient autour de nous. Elle a eu un geste vers l'un d'eux comme pour lui dire de ne pas approcher. Sur le moment, je me suis sentie tellement mal venue, tellement étrangère, que j'ai eu envie de fuir en courant.
Finalement, après une longue minute, scrutée de toute part par des petits regards noirs, le vieille femme a fini par hocher la tête, puis elle a tendu la main et j'ai sursauté quand elle a saisi la photo.
"Mathéo" a-t-elle dit.
Là, je jure que mon cœur s'est arrêté. Je peux le dire maintenant, la mort imminente, je connais.
Un autre moment est passé dans le silence, cette vieille Inuit creusée de rides tenant la photo à la main, les enfants bouche ouverte me dévorant des yeux, moi tétanisée et la tête vide.
"Mathéo, l'homme blanc, l'ami des enfants, a t-elle dit ensuite. Oui, il est venu. Il y a longtemps."
Elle parlait avec un accent étrange, et une voix caverneuse. C'était étrange dans un si petit corps.
"Il est reparti. Nous ne l'oublierons jamais."
Puis elle m'a redonné la photo, m'a regardé droit dans les yeux, et a dit :
"Les amis de Mathéo sont nos amis. Tu dormiras chez nous cette nuit, sois la bienvenue."
Je jure que ce moment restera gravé dans ma tête, dans mon corps. La nuit était fraîche et étoilée, lourde de l'odeur de la mousse et des épines de pin, cette vieille femme venait de prendre dans ma tête l'apparence d'une shaman infiniment respectée, au fin fond d'un monde inconnu et fascinant.
Il est plus de trois heures du matin à ma montre et je suis couchée sur une pile de nattes dans une des cabanes en bois du village. Des enfants dorment en grappe un peu partout. Je suis épuisée et complètement décalée. Peut-être que j'ai passé une de ces fenêtres dont parle Phillip Pullman, sans m'en rendre compte, en posant le pied hors du bateau.
Mathéo... L'ami des enfants... C'est si beau que je préfère fermer ce carnet avant de brouiller l'encre avec mes larmes. A demain, et qui sait ce qui m'attend...

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